7 mars 2021 – Cycle de formation (hiver - été 2021)

2. Changements climatiques et dangers d’extinction

 

Lectures

Vers la révolution écosocialiste (1/2)

BALLAST https://www.revue-ballast.fr/vers-la-revolution-ecosocialiste-1-2/

Le terme « écosocialisme » est né en 1975, pour s’ancrer internationalement à partir des années 2000. Au carrefour du socialisme historique — du marxisme, pour l’essentiel — et de l’écologie politique, il met au jour une double impasse : l’écologie sans socialisme (c’est-à-dire sans rupture avec l’ordre capitaliste) et le socialisme sans écologie (c’est-à-dire sans prise en considération de ce qui rend possible la vie sur Terre). Le sociologue et philosophe franco-brésilien Michael Löwy est l’un de ses principaux théoriciens. Coauteur en 2001 du « Manifeste écosocialiste international » et auteur, deux décennies plus tard, de l’essai Qu’est-ce que l’écosocialisme ?, il retrace ici les grandes lignes de cette proposition à vocation populaire et révolutionnaire. Dans ce premier volet, une esquisse de ce que pourrait être une société écosocialiste.

La civilisation capitaliste contemporaine est en crise. L’accumulation illimitée du capital, la marchandisation de tout, l’exploitation impitoyable du travail comme de la nature et la concurrence brutale qui en découle sapent les bases d’un avenir durable, mettant ainsi en danger la survie même de l’espèce humaine. La menace profonde et systémique à laquelle nous sommes confrontés exige un changement profond et systémique : une Grande Transition.

En synthétisant les principes fondamentaux de l’écologie et de la critique marxiste de l’économie politique, l’écosocialisme offre une alternative radicale à un statu quo non durable. Rejetant une définition capitaliste du « progrès » — basée sur la croissance du marché et l’expansion quantitative (qui, comme le montre Marx, est un progrès destructeur) —, l’écosocialisme préconise des politiques fondées sur des critères non monétaires, tels que les besoins sociaux, le bien-être individuel et l’équilibre écologique. L’écosocialisme critique à la fois l’« écologie de marché » dominante, laquelle ne remet pas en cause le système capitaliste, et le « socialisme productiviste », lequel ignore les limites naturelles.

Tandis que les gens réalisent de plus en plus à quel point les crises économiques et écologiques s’entremêlent, l’écosocialisme gagne des adeptes. En tant que mouvement, il est relativement nouveau, mais certains de ses arguments de base remontent aux écrits de Marx et d’Engels. De nos jours, les intellectuels et les militants récupèrent cet héritage et cherchent à restructurer radicalement l’économie selon les principes de la planification écologique démocratique, en plaçant les besoins humains et planétaires au premier plan. Les « socialismes réellement existants » du XXe siècle, avec leurs bureaucraties souvent oublieuses de l’environnement, n’offrent aucun modèle attrayant pour les écosocialistes d’aujourd’hui. Nous devons plutôt tracer une nouvelle voie pour l’avenir, une voie qui s’articule avec les innombrables mouvements du monde entier qui partagent la conviction « La menace profonde et systémique à laquelle nous sommes confrontés exige un changement profond : une Grande Transition. » qu’un monde meilleur est non seulement possible, mais également nécessaire.

Planification écologique démocratique

Le coeur de l’écosocialisme est le concept de planification écologique démocratique. C’est alors la population elle-même, et non « le marché » ou quelque Politburo, qui prend les principales décisions en matière d’économie. Aux premiers temps de la Grande Transition vers ce mode de vie à venir, fondé sur un nouveau mode de production et de consommation, certains secteurs de l’économie devraient être supprimés (par exemple, l’extraction des combustibles fossiles impliqués dans la crise climatique) ou restructurés, tandis que de nouveaux secteurs seraient développés. La transformation économique devrait s’accompagner d’une recherche active du plein emploi, avec des conditions de travail et de salaire égales. Cette vision égalitaire est essentielle, à la fois pour construire une société juste et pour obtenir le soutien de la classe ouvrière à l’endroit de cette transformation structurelle des forces productives.

Une telle vision est inconciliable avec le contrôle privé des moyens de production et du processus de planification. Pour que les investissements et l’innovation technologique servent le bien commun, la prise de décision devrait être retirée aux banques et aux entreprises capitalistes qui dominent actuellement, et transférée dans le domaine public. Ensuite, la société elle-même — c’est-à-dire ni une petite oligarchie de propriétaires terriens ni une élite de techno-bureaucrates — déciderait démocratiquement des lignes de production qui devront être privilégiées et de quelle manière les ressources devront être investies dans l’éducation, la santé ou la culture. Les décisions majeures quant aux priorités d’investissement — comme la fermeture de l’ensemble des installations au charbon ou l’orientation des subventions agricoles vers la production biologique — seraient prises par vote populaire direct. D’autres décisions, moins importantes, seraient prises par des organes élus, à échelle nationale, régionale ou locale.

Bien que les conservateurs craignent la « planification centrale », la planification écologique démocratique promeut finalement davantage de liberté, et non moins. Et ce pour plusieurs raisons. Premièrement, elle permet la libération des « lois économiques » réifiées du système capitaliste, qui enchaîne les individus dans ce que Max Weber appelait une « cage de fer ». Les prix des biens ne seraient pas laissés aux « lois de l’offre et de la demande », mais refléteraient plutôt les priorités sociales et politiques via l’utilisation de taxes et de subventions afin d’encourager les biens sociaux et de décourager les maux sociaux. Idéalement, à mesure que la transition écosocialiste progressera, davantage de produits et de services essentiels à la satisfaction des besoins humains fondamentaux seront distribués librement, selon la volonté des citoyens.

Deuxièmement, l’écosocialisme annonce une augmentation substantielle du temps libre. La planification et la réduction du temps de travail sont les deux étapes décisives vers ce que Marx appelait « le royaume de la liberté 1 ». Une augmentation significative du temps libre constitue, en effet, l’une des conditions à la participation des « La prise de décision devrait être retirée aux banques et aux entreprises capitalistes qui dominent actuellement, et transférée dans le domaine public. » travailleurs à la discussion et à la gestion démocratique de l’économie et de la société. Enfin, la planification écologique démocratique incarne l’exercice, par toute la société, de sa liberté de contrôler les décisions qui affectent son destin. Si l’idéal démocratique n’accorde pas le pouvoir de décision politique à une petite élite, pourquoi le même principe ne s’appliquerait-il pas aux décisions économiques ? Sous le capitalisme, la valeur d’usage — la valeur d’un produit ou d’un service lié au bien-être — n’existe qu’au service de la valeur d’échange, ou valeur sur le marché. Ainsi, dans la société contemporaine, nombre de produits sont socialement inutiles ou seulement conçus pour une rotation rapide (« l’obsolescence programmée ») ; dans une économie écosocialiste planifiée, la valeur d’usage sera, en revanche, le seul critère de production de biens et de service — avec des conséquences économiques, sociales et écologiques de grande portée.

La planification serait axée sur les décisions économiques à grande échelle et non sur celles, à petite échelle, qui pourraient affecter les restaurants, les épiceries, les petits magasins ou les entreprises artisanales locales. Surtout, pareille planification est cohérente avec l’autogestion par les travailleurs de leurs unités de production. Si la décision, par exemple, de transformer une usine de production d’automobiles en une usine de production d’autobus et de tramways serait prise par la société dans son ensemble, l’organisation interne et le fonctionnement de l’entreprise seraient gérés démocratiquement par ses travailleurs. Le caractère « centralisé » ou « décentralisé » de la planification a fait l’objet de nombreuses discussions, mais le plus important est le contrôle démocratique à tous les niveaux — local, régional, national, continental ou international. Par exemple, les questions écologiques planétaires telles que le réchauffement climatique doivent être traitées à l’échelle mondiale, nécessitant dès lors une forme de planification démocratique mondiale. Cette prise de décision démocratique {lang3084 imbriquée est tout le contraire de ce qui est généralement décrit, souvent avec dédain, comme une « planification centrale»: les décisions ne sont pas prises par un centre quelconque, mais décidées démocratiquement par la population concernée à l’échelle appropriée.

Un débat démocratique et pluraliste se déroulerait à tous les niveaux. Par le biais de partis, de plateformes ou d’autres mouvements politiques, des propositions variées seraient soumises au peuple, et des délégués seraient élus en conséquence. La démocratie représentative doit cependant être complétée — et corrigée — par la démocratie directe sur Internet : ainsi, les gens choisiraient — au niveau local, national et, plus tard, mondial — parmi les principales options sociales et écologiques. Les transports publics doivent-ils être gratuits ? Les pro priétaires de voitures particulières doivent-ils payer des taxes spéciales pour subventionner les transports publics ? L’énergie solaire doit-elle être subventionnée pour concurrencer les énergies fossiles ? La semaine de travail doit-elle être réduite à 30 heures, 25 heures, moins, avec la réduction de la production que cela implique ?

Une telle planification démocratique nécessite la contribution d’experts. Mais son rôle serait éducatif : il s’agirait de présenter des points de vue éclairés sur les résultats alternatifs à prendre en compte par les processus de décision populaires. Quelle garantie y a-t-il que le peuple prendra des décisions écologiquement rationnelles ? Aucune. L’écosocialisme parie que les décisions démocratiques seront de plus en plus raisonnées et éclairées à mesure que la culture se modifiera et que l’emprise du fétichisme des marchandises sera brisée. On ne peut imaginer semblable nouvelle société sans que la population n’atteigne, par la lutte, l’auto-éducation et l’expé- rience sociale, un niveau élevé de conscience socialiste et écologique. Quoi qu’il en soit, les autres alternatives — le marché aveugle ou la dictature écologique des « experts » — ne sont-elles pas autrement plus dangereuses ?

La Grande Transition du progrès destructeur capitaliste à l’écosocialisme est un processus historique, une trans formation révolutionnaire permanente de la société, de la culture et des mentalités. La mise en œuvre de cette transition conduirait non seulement à un nouveau mode de production et à une société égalitaire et démocra tique, mais aussi à un mode de vie alternatif, à une nouvelle civilisation écosocialiste — par-delà le règne de l’argent, les habitudes de consommation artificiellement produites par la publicité, la production illimitée de mar chandises inutiles et/ou nuisibles à l’environnement. Un tel processus de transformation dépendra du soutien actif de la grande majorité de la population à un programme écosocialiste. Le facteur décisif dans le développe ment de la conscience socialiste et de la conscience écologique est l’expérience collective de lutte, des confron tations locales et partielles au changement radical de la société mondiale dans son ensemble.

La question de la croissance

La question de la croissance économique a divisé les socialistes et les écologistes. L’écosocialisme rejette le cadre dualiste « croissance contre décroissance », « développement contre anti-développement » : c’est que les deux positions partagent une conception purement quantitative des forces productives. Une troisième position résonne davantage avec la tâche qui nous attend : la transformation qualitative du développement. Un nouveau paradigme de développement signifie la fin du gaspillage flagrant des ressources sous le capitalisme, motivé par la production à grande échelle de produits inutiles et nocifs. L’industrie de l’armement est, bien sûr, un exemple dramatique, mais, plus généralement, le but premier de nombre des « biens » produits — avec leur obsoles cence programmée — est de générer des profits pour les grandes entreprises. Le problème n’est pas la consommation excessive dans l’absolu, mais le type de consommation prédominant, basé sur un gaspillage massif et sur la poursuite manifeste et compulsive de nouveautés promues par la « mode ». Une nouvelle socié- té orienterait la production vers la satisfaction de besoins authentiques — notamment l’eau, la nourriture, les vêtements, le logement et des services de base tels que la santé, l’éducation, le transport et la culture.

Il est évident que les pays du Sud, où ces besoins sont très loin d’être satisfaits, doivent poursuivre un plus grand « développement » classique — chemins de fer, hôpitaux, systèmes d’égouts et autres infrastructures. Cependant, plutôt que d’imiter la façon dont les pays riches ont construit leurs systèmes de production, ces pays peuvent poursuivre leur développement de façon bien plus écologique, en introduisant notamment rapidement les énergies renouvelables. Alors que de nombreux pays pauvres devront développer leur production agricole afin de nourrir des populations affamées et croissantes, la solution écosocialiste consiste à promouvoir des méthodes agroécologiques ancrées dans les unités familiales, les coopératives ou les fermes collectives à grande échelle — et non les méthodes destructrices de l’agrobusiness industrialisé, impliquant des intrants intensifs de pesticides, de produits chimiques et d’OGM.

Dans le même temps, la transformation écosocialiste mettrait fin à l’odieux système de dette auquel le Sud glo bal se voit aujourd’hui confronté du fait de l’exploitation de ses ressources par les pays industriels avancés, ainsi que par les pays en développement rapide comme la Chine. En lieu et place, nous pouvons envisager un flux important d’assistance technique et économique du Nord vers le Sud, enraciné dans un solide sens de la solida rité et la reconnaissance du fait que les problèmes planétaires nécessitent des solutions planétaires. Cela ne signifie pas nécessairement que les habitants des pays riches « réduisent leur niveau de vie », mais seulement qu’ils fuient la consommation obsessionnelle de marchandises inutiles, induite par le système capitaliste, qui ne répondent pas aux besoins réels ou ne contribuent pas au bien-être et à l’épanouissement de l’humanité.

Mais comment distinguer les besoins authentiques des besoins artificiels et contre-productifs ? Dans une large mesure, ces derniers sont stimulés par la manipulation mentale de la publicité. Dans les sociétés capitalistes contemporaines, l’industrie de la publicité a envahi toutes les sphères de la vie, façonnant tout, de la nourriture que nous mangeons et des vêtements que nous portons aux sports, à la culture, à la religion et à la politique. La publicité promotionnelle est devenue omniprésente, infestant insidieusement nos rues, nos paysages et nos médias traditionnels et numériques, façonnant des habitudes de consommation ostentatoire et compulsive. En outre, l’industrie de la publicité elle-même est une source de gaspillage considérable de ressources naturelles et de temps de travail, payé en fin de compte par le consommateur, pour une branche de « production » qui s’avère être en contradiction directe avec les besoins socio-écologiques réels. Bien qu’indispensable à l’économie de marché capitaliste, l’industrie de la publicité n’aurait pas sa place dans une société en transition vers l’écosocia lisme ; elle serait remplacée par des associations de consommateurs qui contrôlent et diffusent des informations sur les biens et les services. Bien que ces changements se produisent déjà dans une certaine mesure, les vieilles habitudes persisteraient probablement durant quelques années — personne n’a le droit de dicter les désirs des gens. La modification des modes de consommation est un défi éducatif permanent, dans le cadre d’un processus historique de changement culturel.

L’un des principes fondamentaux de l’écosocialisme est que dans une société sans divisions de classe mar quées et sans aliénation capitaliste, l’« être » prendra le pas sur l’« avoir ». Au lieu d’aspirer à des biens sans fin, les gens seraient en quête de plus de temps libre et de réalisations personnelles fortes de sens — par le biais d’activités culturelles, sportives, ludiques, scientifiques, érotiques, artistiques et politiques. Rien ne prouve que l’acquisition compulsive de biens découle de la « nature humaine » intrinsèque, comme le suggère la rhétorique conservatrice. Il est plutôt induit par le fétichisme de la marchandise inhérent au système capitaliste, par l’idéolo gie dominante et par la publicité. Ernest Mandel résume bien ce point critique :

L’accumulation continue de toujours plus de marchandises […] n’est en aucun cas une caractéristique uni verselle et même prédominante du comportement humain. Le développement des talents et des inclina-tions pour eux-mêmes, la protection de la santé et de la vie, les soins aux enfants, le développement de relations sociales riches […] deviennent des motivations majeures une fois que les besoins matériels de base ont été satisfaits.

Bien sûr, même une société sans classes est confrontée à des conflits et des contradictions. La transition vers l’écosocialisme confronterait les tensions entre les exigences de protection de l’environnement et la satisfaction des besoins sociaux ; entre les impératifs écologiques et le développement des infrastructures de base ; entre les habitudes de consommation populaire et la rareté des ressources ; entre les impulsions communautaires et cosmopolites. Les luttes entre des desiderata concurrents sont inévitables. C’est pourquoi la pesée et l’équilibre de ces intérêts doivent devenir la tâche d’un processus de planification démocratique, libéré des impératifs du capital et du profit, afin de trouver des solutions par le biais d’un discours public transparent, pluraliste et ouvert. Une telle démocratie participative à tous les niveaux ne signifie pas qu’il n’y aura pas d’erreurs, mais elle permet aux membres de la collectivité sociale de les corriger eux-mêmes.

 

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Vers la révolution écosocialiste (2/2)

Le temps est compté mais il n’est pas trop tard pour agir, estime le philosophe franco-brésilien Michael Löwy. Chacun sait que le système capitaliste est très largement responsable de la crise écologique ; chacun sait « la guerre » qu’il mène contre l’environnement — inutile d’y revenir. La question climatique s’impose dès lors, poursuit- il, comme « la question sociale et politique la plus importante du XXIe siècle ». Pour y répondre, les écosocialistes s’échinent, depuis 20 ans, à s’organiser de par le monde — en Afrique du Sud, au Brésil, en Australie, au Canada, en Inde, en Turquie ou encore aux États-Unis. Dans ce second volet, Löwy revient sur l’échec inévitable du mouvement écologiste s’il n’entend pas rompre avec le capitalisme, c’est-à-dire se tourner vers le socialisme, et sur le caractère obsolète du mouvement anticapitaliste s’il ne place pas l’écologie en son centre.

Les questions environnementales n’étant pas aussi marquantes au XIXe siècle qu’à notre époque de catastrophe écologique naissante, ces préoccupations n’ont pas joué un rôle central dans les travaux de Marx et Engels. Néanmoins, leurs écrits utilisent des arguments et des concepts essentiels concernant le lien entre dynamique capitaliste et destruction de l’environnement naturel, et le développement d’une alternative socialiste et écologique au système dominant. Certains passages de Marx et d’Engels (et, sans conteste, dans les courants marxistes dominants qui ont suivi) adoptent une position non critique à l’égard des forces productives créées par le capital, traitant le « développement des forces productives » comme le principal facteur du progrès humain. Cependant, Marx était radicalement opposé à ce que nous appelons aujourd’hui le « productivisme » — la logique capitaliste selon laquelle l’accumulation de capital, de richesses et de marchandises devient une fin en soi.

L’idée fondamentale de l’économie socialiste — contrairement aux caricatures bureaucratiques qui prévalaient dans les expériences « socialistes » du XXe siècle — est de produire des valeurs d’usage, des biens nécessaires à la satisfaction des besoins, au bien-être et à l’épanouissement de l’Homme. Pour Marx, la caractéristique centrale du progrès technique n’était pas la croissance indéfinie des produits (« avoir »), mais la réduction du travail socialement nécessaire et l’augmentation concomitante du temps libre (« être »). L’accent mis par Marx sur l’auto- développement communiste, sur le temps libre pour les activités artistiques, érotiques ou intellectuelles — par opposition à l’obsession capitaliste de la consommation de biens de plus en plus matériels — implique une réduction décisive de la pression sur l’environnement naturel.

Au-delà du bénéfice présumé pour l’environnement, une contribution marxienne essentielle à la pensée écologique socialiste consiste à attribuer au capitalisme une faille métabolique — c’est-à-dire une perturbation de l’é- change matériel entre les sociétés humaines et l’environnement naturel. Cette question est notamment abordée dans un passage bien connu du Capital :

La grande propriété foncière réduit la population agricole à un minimum, à un chiffre qui baisse constamment en face d’une population industrielle concentrée dans les grandes villes et qui s’accroît sans cesse ; elle crée ainsi des conditions qui provoquent un hiatus irrémédiable dans l’équilibre complexe du métabolisme social composé par les lois naturelles de la vie ; il s’ensuit un gaspillage des forces du sol, gaspillage que le commerce transfère bien au-delà des frontières du pays considéré. […] En outre, chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailleur, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès dans l’art d’accroître sa fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les États-Unis du nord de l’Amérique, par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement. La production capitaliste ne développe donc la technique et la combinaison du procès de production sociale qu’en épuisant en même temps les deux sources d’où jaillit toute richesse : La terre et le travailleur.

Ce passage important clarifie la vision dialectique de Marx sur les contradictions du « progrès » et ses conséquences destructrices pour la nature dans les conditions capitalistes. L’exemple, bien sûr, se limite à la perte de fertilité du sol. Mais sur cette base, Marx tire l’idée générale que la production capitaliste incarne une tendance à miner les « conditions naturelles éternelles ». D’un point de vue similaire, Marx réitère l’argument, plus familier, selon lequel la même logique prédatrice du capitalisme exploite et avilit les travailleurs. Alors que la plupart des écosociologues contemporains s’inspirent des idées de Marx, l’écologie a pris une place de plus en plus centrale dans leur analyse et leur action. Au cours des années 1970 et 1980, en Europe comme aux États-Unis, un socialisme écologique a commencé à prendre forme. Manuel Sacristan, un philosophe espagnol dissident-communiste, a fondé la revue écosocialiste et féministe Mientras Tanto en 1979, introduisant le concept dialectique de « forces destructives-productives ». Raymond Williams, socialiste britannique et fondateur des études culturelles modernes, a été l’un des premiers en Europe à appeler à un « socialisme écologiquement conscient » ; on lui attribue même souvent le mérite d’avoir inventé le terme « écosocialisme ». André Gorz, philosophe et journaliste français, a soutenu l’idée que l’écologie politique doit porter une critique de la pensée économique et appelé à une transformation écologique et humaniste du travail. Barry Commoner, un biologiste américain, a soutenu que le système capitaliste et sa technologie — et non la croissance démographique — étaient responsables de la destruction de l’environnement, ce qui l’a conduit à la conclusion qu’une « sorte de socialisme » était l’alternative réaliste.

Dans les années 1980, James O’Connor a fondé l’influente revue Capitalism Nature Socialism. La revue s’est inspirée de l’idée de O’Connor sur la « deuxième contradiction du capitalisme ». Dans cette formulation, la première contradiction est la contradiction marxiste entre les forces et les rapports de production ; la deuxième se situe entre le mode de production et les « conditions de production » — en particulier, l’état de l’environnement. Une nouvelle génération d’écomarxistes est apparue dans les années 2000, dont John Bellamy Foster et d’autres, autour de la revue Monthly Review : ils ont développé le concept marxiste de « fracture métabolique » entre les sociétés humaines et l’environnement. En 2001, Joel Kovel et l’auteur des présentes lignes ont publié un Manifeste écosocialiste, développé plus avant par les mêmes auteurs, aux côtés de Ian Angus cette fois, dans le « Manifeste écosocialiste de Belem » de 2008, signé par des centaines de personnes de 40 pays et distribué au Forum social mondial en 2009. Il est devenu une référence importante pour les écosocialistes du monde entier.

Pourquoi les écologistes doivent être socialistes

Comme ces auteurs, et d’autres, l’ont montré, le capitalisme est incompatible avec un quelconque avenir durable. Le système capitaliste, une machine de croissance économique propulsée par les combustibles fossiles depuis la Révolution industrielle, est l’un des principaux responsables du changement climatique et de la crise écologique plus large qui touche la Terre. Sa logique irrationnelle d’expansion et d’accumulation sans fin, de gaspillage des ressources, de consommation ostentatoire, d’obsolescence programmée et de recherche du profit à tout prix conduit la planète au bord de l’abîme.
Le « capitalisme vert » (la stratégie qui consiste à réduire l’impact environnemental tout en maintenant les institutions économiques dominantes) offre-t-il une solution ? L’invraisemblance d’un tel scénario de réforme politique est illustrée de la manière la plus éclatante par l’échec d’un quart de siècle de conférences internationales visant à traiter efficacement le changement climatique. Les forces politiques engagées dans l’« économie de marché » capitaliste qui ont créé le problème ne peuvent être à l’origine de la solution. Lors de la conférence de Paris sur le climat de 2015, de nombreux pays ont ainsi décidé de faire de sérieux efforts pour maintenir l’augmentation moyenne de la température mondiale en dessous de 2 °C (idéalement, ont-ils convenu, en dessous de 1,5 °C). En conséquence, ils se sont portés volontaires pour mettre en oeuvre des mesures visant à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre. Ils n’ont toutefois mis en place aucun mécanisme d’application ni de conséquences en cas de non-respect, ce qui ne garantit pas qu’un pays tiendra sa parole. Les États-Unis, deuxième plus gros émetteur de carbone au monde, sont désormais dirigés par un négationniste du climat [texte écrit avant la départ de Donald Trump, ndlr] qui les a retirés de l’accord. Même si tous les pays respectaient leurs engagements, la température mondiale augmenterait de 3 °C ou plus, avec un risque important de changement climatique désastreux et irréversible.

Le défaut fatal du capitalisme vert réside dans le conflit entre la micro-rationalité du marché capitaliste, avec son calcul à courte vue des pertes et profits, et la macro-rationalité de l’action collective pour le bien commun. La logique aveugle du marché résiste à une transformation rapide de l’énergie pour s’éloigner de la dépendance aux combustibles fossiles, en contradiction intrinsèque avec la rationalité écologique. Il ne s’agit pas d’accuser les « mauvais » capitalistes écocidaires, par opposition aux « bons » capitalistes verts : la faute incombe à un système ancré dans une concurrence impitoyable et une course au profit à court terme qui détruit l’équilibre de la nature. Le défi environnemental — construire un système alternatif qui reflète le bien commun dans son ADN institutionnel — devient inextricablement lié au défi socialiste.

Ce défi exige la construction de ce que E. P. Thompson a appelé une « économie morale », fondée sur des principes non monétaires et extra-économiques, sociaux-écologiques et régie par des processus de décision démocratiques. Bien plus qu’une réforme progressive, ce qu’il faut, c’est l’émergence d’une civilisation sociale et écologique qui fasse naître une nouvelle structure énergétique et un ensemble de valeurs et un mode de vie postconsumériste. La réalisation de cette vision ne sera pas possible sans une planification et un contrôle publics sur les « moyens de production », les intrants physiques utilisés pour produire une valeur économique — telles que les installations, les machines et les infrastructures.

Une politique écologique qui fonctionne dans le cadre des institutions et des règles dominantes de l’« économie de marché » ne permettra pas de relever les profonds défis environnementaux auxquels nous sommes confrontés. Les écologistes qui ne reconnaissent pas que le « productivisme » découle de la logique du profit sont voués à l’échec — ou, pire, à être absorbés par le système. Les exemples abondent. L’absence d’une position anticapitaliste cohérente a conduit la plupart des partis verts européens — notamment en France, en Allemagne, en Italie et en Belgique — à devenir de simples partenaires « éco-réformistes » dans la gestion sociale-libérale du capitalisme par les gouvernements de centre-gauche. Bien sûr, la nature ne s’en est pas mieux sortie sous le « socialisme » de type soviétique que sous le capitalisme. C’est d’ailleurs l’une des raisons pour lesquelles l’écosocialisme a un programme et une vision très différents du soi-disant « socialisme réellement existant » du passé. Puisque les racines du problème écologique sont systémiques, l’écologie doit remettre en question le système capitaliste dominant, ce qui signifie qu’il faut prendre au sérieux la synthèse du XXIe siècle entre l’écologie et le socialisme : l’écosocialisme.

Pourquoi les socialistes doivent être écologistes

La survie de la société civilisée, et peut-être d’une grande partie de la vie sur la planète Terre, est en jeu. Une théorie ou un mouvement socialiste qui n’intègre pas l’écologie comme élément central de son programme et de sa stratégie est anachronique et sans intérêt. Le changement climatique représente l’expression la plus menaçante de la crise écologique planétaire, posant un défi sans précédent historique. Si on laisse les températures mondiales dépasser les niveaux préindustriels de plus de 2 °C, les scientifiques prévoient des conséquences de plus en plus graves — comme une élévation du niveau de la mer si importante qu’elle risquerait de submerger la plupart des villes maritimes, de Dacca au Bangladesh à Amsterdam, Venise ou New York. Une désertification à grande échelle, une perturbation du cycle hydrologique et de la production agricole, des phénomènes météorologiques plus fréquents et plus extrêmes et la disparition d’espèces sont autant de menaces. Nous en sommes déjà à 1 °C. À quelle augmentation de température (5, 6 ou 7 °C) allons-nous atteindre un point de basculement au-delà duquel la planète ne pourra plus supporter la vie civilisée, voire deviendra inhabitable ?

Il est particulièrement inquiétant de constater que les effets du changement climatique s’accumulent à un rythme bien plus rapide que ne le prédisent les climatologues, qui — comme presque tous les scientifiques — ont tendance à être très prudents. L’encre ne sèche pas plus vite sur un rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat lorsque l’augmentation des impacts climatiques le fait paraître trop optimiste. Alors que l’accent était autrefois mis sur ce qui se passera dans un avenir lointain, l’attention s’est de plus en plus portée sur ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui et dans les années à venir.

Certains socialistes reconnaissent la nécessité d’intégrer l’écologie, mais s’opposent au terme « écosocialisme », arguant que le socialisme inclut déjà l’écologie, le féminisme, l’antiracisme ainsi que d’autres fronts progressistes. Cependant, le terme « écosocialisme », en suggérant un changement décisif des idées socialistes, revêt une signification politique importante. Premièrement, il reflète une nouvelle compréhension du capitalisme en tant que système basé non seulement sur l’exploitation mais aussi sur la destruction — la destruction massive des conditions de vie sur la planète. Deuxièmement, l’écosocialisme étend la signification de la transformation socialiste au-delà d’un changement de propriété : une transformation civilisationnelle de l’appareil productif, des modes de consommation et de l’ensemble du mode de vie. Troisièmement, ce nouveau terme souligne la vision critique qu’il adopte des expériences du XXe siècle au nom du socialisme.

Le socialisme du XXe siècle, dans ses tendances dominantes (social-démocratie et communisme de type soviétique), était, au mieux, inattentif à l’impact humain sur l’environnement et, au pire, complètement méprisant. Les gouvernements ont adopté et adapté l’appareil productif capitaliste occidental dans un effort de « développement », tout en ignorant largement les coûts négatifs profonds sous forme de dégradation de l’environnement. L’URSS en est un parfait exemple. Les premières années qui ont suivi la Révolution d’Octobre ont vu se développer un courant écologique : un certain nombre de mesures de protection de l’environnement ont été promulguées. Mais, à la fin des années 1920, du fait du processus de bureaucratisation stalinienne en cours, un productivisme insouciant de l’environnement s’est imposé dans l’industrie et l’agriculture au moyen de méthodes totalitaires, tandis que les écologistes étaient marginalisés ou éliminés. L’accident de Tchernobyl de 1986 est un emblème dramatique des conséquences désastreuses à long terme.

Changer qui possède des biens sans changer la façon dont ils sont gérés est une impasse. Le socialisme doit placer la gestion démocratique et la réorganisation du système productif au coeur de la transformation, ainsi qu’un engagement ferme en faveur de la gestion écologique. Pas seulement le socialisme ou l’écologie, mais l’écosocialisme.

L’écosocialisme et la Grande Transition

La lutte pour le socialisme vert à long terme exige de lutter pour des réformes concrètes et urgentes à court terme. Sans se faire d’illusions sur les perspectives d’un « capitalisme propre », le mouvement pour un changement profond doit essayer de réduire les risques pour les personnes et la planète, tout en gagnant du temps pour obtenir le soutien nécessaire à un changement plus fondamental. En particulier, la bataille pour forcer les puissances en place à réduire drastiquement les émissions de gaz à effet de serre reste un front clé, de même que les efforts locaux pour passer à des méthodes agroécologiques, à l’énergie solaire coopérative et à la gestion communautaire des ressources.

Ces luttes concrètes et immédiates sont importantes en soi : des victoires partielles sont essentielles pour lutter contre la détérioration de l’environnement et le désespoir face à l’avenir. À plus long terme, ces campagnes peuvent contribuer à élever la conscience écologique et socialiste et à promouvoir l’activisme d’en bas. La prise de conscience et l’auto-organisation sont toutes deux des conditions préalables et des fondements décisifs pour transformer radicalement le système mondial. L’amplification de milliers d’efforts locaux et partiels en un mouvement mondial systémique global ouvre la voie à une Grande Transition : une nouvelle société et un nouveau mode de vie. Cette vision imprègne l’idée populaire d’un « mouvement des mouvements », née du mouvement pour la justice mondiale et des Forums sociaux mondiaux, et qui, depuis de nombreuses années, a favorisé la convergence des mouvements sociaux et environnementaux dans une lutte commune. L’écosocialisme n’est qu’un courant parmi d’autres dans ce courant plus large, sans prétendre qu’il est « plus important » ou « plus révolutionnaire » que les autres. Une telle prétention concurrentielle engendre une polarisation contre-productive alors que ce qu’il faut, c’est l’unité.

L’écosocialisme vise plutôt à contribuer à un ethos commun adopté par les différents mouvements pour une Grande Transition. L’écosocialisme se considère comme faisant partie d’un mouvement international : puisque les crises écologiques, économiques et sociales mondiales ne connaissent pas de frontières, la lutte contre les forces systémiques qui sont à l’origine de ces crises doit également être mondialisée. De nombreuses intersections importantes font surface entre l’écosocialisme et d’autres mouvements, notamment les efforts visant à relier l’écoféminisme et l’écosocialisme comme étant convergents et complémentaires. Le mouvement pour la justice climatique réunit l’antiracisme et l’écosocialisme dans la lutte contre la destruction des conditions de vie des communautés souffrant de discrimination. Dans les mouvements indigènes, certains dirigeants sont des écosocialistes ; de nombreux écosocialistes voient quant à eux dans le mode de vie indigène, fondé sur la solidarité communautaire et le respect de la « Pachamama », une source d’inspiration pour la perspective écosocialiste. De même, l’écosocialisme trouve sa voix au sein des mouvements paysans, syndicaux, décroissants — pour ne parler que d’eux.

Le mouvement de rassemblement des mouvements cherche à changer le système, convaincu qu’un autre monde est possible au-delà de la marchandisation, de la destruction de l’environnement, de l’exploitation et de l’oppression. Le pouvoir des élites dirigeantes en place est indéniable et les forces de l’opposition radicale res- tent faibles. Mais elles se développent et représentent notre espoir d’arrêter le cours catastrophique de la « croissance » capitaliste. L’écosocialisme apporte une perspective importante pour nourrir la compréhension et la stratégie de ce mouvement pour une Grande Transition. Walter Benjamin a défini les révolutions non comme la locomotive de l’Histoire, comme le pensait marx, cmais comme le fait pour l’humanité de tirer sur le frein de secours avant que le train ne tombe dans l’abïme. Mnous n’avons jamais autant eu besoin d’atteindre ce levier ensemble et de tracer une nouvelle voie vers une destination différentes. L’idée et la pratique écosocialistes peuvent aider à orienter ce projet historique mondial.