28 mars - Cycle de formation (hiver - été 2021)

3. Le caractère international de la lutte des classes et le nécessaire internationalisme

La présentation se divise en trois parties:

Lectures

Internationalisme, nationalisme et anti-impérialisme

 dimanche 9 octobre 2016,  par LÖWY Michael

Deux cents ans après l’appel de la Révolution française à la fraternité universelle du genre humain, et soixante-dix ans après la fondation de l’Internationale communiste, que reste-t-il du grand rêve de solidarité internationale entre tous les opprimés ? Le nationalisme ne reste-t-il pas l’une des principales forces déterminant le cours de la politique mondiale ? Et comment les socialistes et les anti-impérialistes doivent-ils se situer par rapport à lui ?

Le rôle contradictoire du nationalisme est l’un des grands paradoxes de l’histoire de ce XXe siècle qui approche aujourd’hui de sa fin. Au service de l’impérialisme et des forces réactionnaires, l’idéologie nationaliste a engendré et légitimé quelques-uns des crimes les plus atroces de ce siècle : les deux guerres mondiales, les génocides des Arméniens, des Juifs et des Gitans, les guerres colonialistes, la montée du fascisme et des dictatures militaires, la répression brutale par des « gouvernements nationaux » des mouvements progressistes et révolutionnaires, depuis la Chine dans les années vingt, jusqu’à l’Indonésie des années soixante, et l’Argentine des années soixante-dix. En sens inverse, c’est au nom de la libération nationale que les peuples colonisés ont gagné leur indépendance, et que certains des plus importants et des plus radicaux processus de révolution socialiste ont pu gagner le soutien populaire et triompher : en Yougoslavie, en Chine, en Indochine, à Cuba et maintenant au Nicaragua…
Autre étonnant paradoxe : bien que le nationalisme ait été le facteur dominant dans la configuration politique du XXe siècle, la plus grande révolution de notre temps, celle d’Octobre 1917. ne doit rien au nationalisme et était même explicitement dirigée contre la « défense nationale de la patrie » dans la guerre avec l’Allemagne impériale. Qui plus est, il n’y a jamais eu dans l’histoire du mouvement ouvrier et socialiste d’organisation mondiale de masse aussi authentiquement internationaliste que la IIIe Internationale (au moins pendant ses premières années d’existence).
Comment comprendre ces paradoxes ? Le marxisme peut-il fournir des instruments théoriques pour une telle compréhension ? Quelles sont les perspectives pour le nationalisme et l’internationalisme dans les prochaines années de cette fin de siècle ?

Marxisme et nationalisme

Toute tentative de répondre à ces questions doit prendre comme point de départ une approche dialectique du problème : la question nationale est contradictoire et ses contradictions ne sont pas l’expression de traits éternels de la nature humaine, mais de conditions historiques concrètes.
En premier lieu, qu’est-ce qu’une nation ? Ce problème a préoccupé plusieurs générations de penseurs et de dirigeants marxistes [1]. Ils recherchaient des critères objectifs permettant de déterminer si une collectivité de personnes constituait ou non une nation. Pour Karl Kautsky la nation était essentiellement le produit d’une langue commune. Pour Otto Bauer, chaque nation avait un « caractère national » spécifique. Anton Pannekoek considérait la nation comme un simple « phénomène idéologique bourgeois ». D’autres avançaient des critères géographiques ou économiques.
La tentative la plus systématique pour élaborer le cadre théorique d’une telle classification est bien sûr le fameux essai de Staline de 1913 (le Marxisme et la question nationale) [2]. Combinant tous les critères « objectifs » — langue commune, territoire, vie économique, et « formation psychique » — en une seule définition, il insistait sur le fait que « c’est seulement quand toutes les caractéristiques sont présentes conjointement que nous avons une nation ». Ce cadre rigide et dogmatique fut un vrai lit de Procuste et devint pour de nombreuses décennies un énorme obstacle à la compréhension de communautés nationales « hétérodoxes comme les Juifs, les Noirs des Etats-Unis, etc. Il ne permet pas d’expliquer comment l’Allemagne ne devint une nation que longtemps après son unification économique à travers l’Union douanière, ou pourquoi les Belges ou les Suisses francophones ne font pas partie de la nation française.
En opposition à une conception aussi abstraite et « fermée », Otto Bauer [3] fit un apport tout à fait significatif à une analyse marxiste « ouverte » de la nation avec son approche historiciste : sans ignorer les différents autres critères (langue, économie, etc.) il définit la nation comme étant avant tout le produit d’un destin historique commun. En d’autres termes : la nation est non seulement une cristallisation d’événements passés, un « morceau d’histoire solidifié » mais aussi » le produit Jamais achevé d’un processus continu ». Cette méthode historique lui permit d’éviter des erreurs semblables à la théorie néo-hégélienne d’Engels sur les « nations sans histoire » (Tchèques, Roumains) condamnées à disparaître.
Il me semble que ce type d’analyse non dogmatique conduit logiquement à la conclusion selon laquelle une nation ne peut être définie seulement sur la base de critères abstraits, externes et « objectifs ». La dimension subjective, c’est-à-dire la conscience d’une identité nationale, la vitalité de la culture nationale, l’existence d’un mouvement politique national, est tout aussi importante. Bien sûr, ces « facteurs subjectifs » ne sortent pas du néant ; ils sont le résultat de certaines conditions historiques : persécutions, oppression, discriminations, etc. Mais ceci signifie qu’en dernière analyse ce ne sera pas quelque « expert » doctrinaire muni d’une liste de caractéristiques « objectives » qui tranchera la question de savoir si une communauté constitue ou non une nation, mais la communauté elle-même (ou la partie de celle-ci qui se considère comme appartenant à une nation) [4].
Il est important de distinguer soigneusement le sentiment d’identité nationale, l’attachement à une culture nationale, la conscience d’appartenir à une communauté nationale avec son propre passé historique — et le nationalisme. Le nationalisme en tant qu’idéologie comprend tous ces éléments mais aussi quelque chose de plus, qui en est l’ingrédient décisif : le choix de la nation comme valeur primordiale du point de vue social et politique, valeur à laquelle toutes les autres doivent être en quelque sorte subordonnées. Hans Kohn, l’historien bien connu du nationalisme moderne, l’a ainsi défini comme « un état d’esprit, où l’on considère que la loyauté suprême de l’individu doit aller à l’Etat-nation » [5]. On tient là une très bonne définition — à condition d’y ajouter la lutte en vue de l’établissement de l’Etat-nation — même s’il faut se rappeler l’existence de mouvements nationalistes (modérés) qui ne visent qu’à l’auto-nomie culturelle ou territoriale.
Il n’est pas facile d’indiquer avec précision comment et quand est né le nationalisme. Certains auteurs pensent qu’il apparaît parallèlement à l’émergence de l’Etat-nation au XV et XVIe siècles (Machiavel). D’autres, comme Hans Kohn, renvoient aux premières grandes révolutions bourgeoises ; en Angleterre au XVIIe siècle et en France en 1789, l’Etat, pour la première fois, » cessa d’être l’État royal : il devint l’État du peuple, un État national, une patrie [6] ». Plus récemment, Tom Nairn essaya de démontrer que le nationalisme a émergé au XIXe siècle (comme résultat du développement inégal du capitalisme) dans les pays périphériques (Allemagne, Italie et Japon), et n’a atteint les « régions du centre » (Angleterre, France) que plus tard [7]. Mais cette bizarre chronologie pèche par son arbitraire et semble ignorer des faits historiques bien connus comme la dimension patriotique de la Révolution française et des guerres napoléoniennes…
En tout cas, il est sûr que, durant de longs siècles, le réfèrent politique n’était pas la nation ou l’Etat-nation, mais une forme autre d’organisation sociale et politique : le clan, l’Etat-cité, le seigneur féodal, l’Eglise, le royaume dynastique, et l’Empire multinational. Et bien que l’on puisse trouver certains précédents dans le passé (les anciens Hébreux ou les anciens Grecs), leur nature et leur substance sont très éloignées du nationalisme moderne.

Développement inégal et solidarité internationale

Le socialisme marxiste est fondamentalement opposé au nationalisme. D’abord parce qu’il refuse de considérer la nation comme un tout indifférencié : toutes les nations sont divisées en classes sociales distinctes, avec des intérêts distincts et des conceptions distinctes de l’identité nationale. Mais surtout, il rejette l’idéologie nationaliste et son échelle de valeurs parce que sa fidélité suprême ne va pas à une nation quelle qu’elle soit, mais à un sujet historique international (le prolétariat) et à un objectif historique international : la transformation socialiste du monde. Il est internationaliste pour des raisons à la fois éthiques et matérielles.
Les motivations éthiques sont importantes : pour un marxiste internationaliste, matérialiste et athée, la seule valeur qui puisse être considérée comme « sacrée » — c’est-à-dire absolue — est l’humanité elle-même (dont les exploités et les opprimés constituent la force d’émancipation). En ce sens, le slogan « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » n’est pas seulement une directive pour l’action, mais aussi la réponse éthique du socialisme à « l’Amour sacré de la patrie » de l’idéologie nationaliste. Le socialisme est donc un mouvement internationaliste en raison du caractère universaliste et humaniste de ses valeurs et de ses objectifs. Sans cette dimension éthique, il n’est pas possible de comprendre l’engagement total et les sacrifices de générations de militants du mouvement ouvrier à travers le monde à la cause du socialisme international (ou du communisme). Comme le vieux bolchevik Adolf Yoffé l’écrivait à Trotsky dans sa dernière lettre (avant de se suicider en 1927) : « La vie humaine n’a pas de sens si elle n’est pas placée au service d’un infini, qui pour nous est l’humanité. »
Cependant, si l’internationalisme n’était qu’un principe moral, un impératif catégorique, il serait facile de le rejeter comme une belle utopie. Si ce n’est pas le cas, c’est que l’internationalisme prolétarien tire sa force politique de conditions objectives, concrètes et matérielles, déjà analysées par Marx dans le Manifeste du parti communiste : l’unification économique du monde par le système capitaliste.
Comme toute totalité dialectique, le capitalisme mondial n’est pas la somme de ses parties, les économies nationales, de même que la lutte de classes internationale n’est pas la somme des luttes nationales. L’un et l’autre constituent un tout organique, avec ses propres formes d’évolution, distinctes des particularités de ses composantes. Georg Lukacs a insisté dans Histoire et conscience de classe sur le fait que la catégorie de totalité était, au plan méthodologique, le fondement même du postulat révolutionnaire. Du point de vue dialectique de la totalité, une situation locale ou nationale ne peut être comprise théoriquement et transformée pratiquement, si l’on ignore comment elle s’articule avec l’ensemble, c’est-à-dire avec l’évolution mondiale économique, sociale et politique.
D’ailleurs l’analyse de Marx dans le Manifeste [8], loin d’être anachronique, convient encore mieux à notre époque qu’à la sienne : l’impérialisme a imposé au système capitaliste mondial un degré d’intégration bien plus élevé, et le contrôle du marché par les monopoles multinationaux est incomparablement plus grand ; en un mot, l’unification de la planète par le mode de production capitaliste a atteint aujourd’hui un niveau qualitativement plus élevé qu’en 1840. Et cette unification économique trouve également une expression politique et militaire avec l’atlantisme occidental, l’interventionnisme américain, etc. Cela signifie que l’internationalisme plonge ses racines dans la structure de l’économie et de la politique mondiales ; l’internationalisme socialiste consiste aussi en la prise de conscience de cette réalité objective.
Quel est alors le facteur décisif de la lutte de classes : les conditions nationales ou internationales ? Doit-on privilégier l’importance du processus mondial, ou bien, comme Mao a pu l’écrire, les facteurs internes et les déterminations nationales (endogènes) ? Posée ainsi, la question ne mène nulle part. Elle implique une séparation abstraite, métaphysique et statique entre le national et l’international, « interne » et l’« externe « », le « dedans » et le « dehors ». Le point de vue dialectique repose précisément sur la compréhension de l’unité contradictoire entre l’économie nationale et le marché mondial, entre la lutte de classes nationale et internationale — unité qui apparaît déjà dans le fait que la spécificité nationale (économique et sociale) est le produit du développement inégal du capitalisme international.
En revanche, ce qui est faux dans le Manifeste, et dans d’autres écrits de Marx, c’est l’idée selon laquelle le capitalisme industriel moderne est essentiellement une force d’homogénéisation, qui crée des conditions de vie et de lutte identiques pour les exploités de tous les pays. Dans un essai écrit en 1845 (et récemment découvert) il écrivait cette phrase surprenante : « La nation de l’ouvrier, ce n’est ni la France, l’Angleterre ou l’Allemagne, c’est le labeur, l’esclavage salarié, la vente de soi-même. Son gouvernement n’est pas français, anglais ou allemand, c’est le Capital. L’air qu’il respire n’est pas français, anglais ou allemand, c’est l’air de l’usine. La terre qui lui revient n’est ni française, ni anglaise, ni allemande, elle se trouve quelques pieds sous terre [9]. »
Cette thèse contient une grande part de vérité, mais elle ignore non seulement les spécificités culturelles de chaque nation (que le capitalisme n’abolit en rien) mais aussi les différences socio-économiques qui existent entre les prolétariats des différentes nations, qui résultent du développement inégal et combiné du système capitaliste mondial. On ne peut par ailleurs oublier l’importance des particularités nationales dans la « formation de la classe ouvrière » de chacun des pays, ainsi que dans le développement de sa propre tradition de résistance et de luttes anticapitalistes.
En d’autres termes : même si, dans les métropoles impérialistes comme dans les pays dominés, le capitalisme fait naître un prolétariat moderne qui s’oppose au même ennemi, et partage les mêmes intérêts historiques objectifs, cela ne signifie en aucun cas que leurs conditions de vie matérielle et sociale (sans parler des cultures nationales) sont identiques… Comme Léon Trotsky a pu l’écrire : « Si nous prenons l’Angleterre et l’Inde comme les deux pôles du capitalisme, nous devons reconnaître que l’internationalisme des prolétariats anglais et indien n’est en rien fondé sur l’identité de leurs conditions, tâches et méthodes, mais sur leur étroite interdépendance ».
Le capitalisme mondial crée d’incroyables inégalités et de profondes différences dans les conditions de vie entre le centre et la périphérie du système : seule la relation de complémentarité et de réciprocité qui existe entre les différents pays peut engendrer la solidarité internationale. C’est pourquoi les mouvements anti-guerre des années cinquante en France, et des années soixante et soixante-dix aux Etats-Unis ont puissamment épaulé la lutte des peuples algériens et indochinois — et vice versa : ces luttes coloniales ont contribué au déclenchement de la contestation radicale dans les pays du centre.
La même logique de complémentarité s’applique aussi, mais dans un contexte différent, au lien entre la lutte pour la démocratie socialiste à l’Ouest et dans les sociétés post-capitalistes de l’Europe de l’Est : ce n’est pas l’identité de situation qui crée une relation de réciprocité et de soutien mutuel, mais la communauté d’objectif. Les événements de Tchécoslovaquie de 1968 furent le point de départ de cette dynamique internationaliste, mais elle a été étouffée par l’invasion soviétique avant de pouvoir révéler toutes ses potentialités. En tout cas, il ne fait aucun doute que l’existence des Etats post-capitalistes (bureaucratisés) crée une nouvelle dynamique internationale (que Marx et les classiques n’avaient pas prévue) ainsi qu’une nouvelle forme d’internationalisme qui ne découle pas de l’unité du capitalisme mondial. Cette forme nouvelle résulte de l’intérêt commun du mouvement ouvrier, à l’Est et à l’Ouest, de voir la dictature bureaucratique abolie dans les sociétés post-capitalistes, réduisant ainsi à néant le plus efficace argument idéologique des classes dominantes occidentales à rencontre d’un changement radical, c’est-à-dire socialiste.
Pour résumer : l’internationalisme n’est pas l’expression de l’identité de conditions de vie des exploités et des opprimés de tous les pays, mais une relation dialectique de complémentarité entre au moins trois sortes de luttes : le mouvement ouvrier socialiste dans les sociétés capitalistes avancées ; le mouvement de libération sociale et nationale dans les pays capitalistes dépendants ou coloniaux, et le mouvement anti-bureaucratique pour la démocratie socialiste dans les sociétés post-capitalistes.

La persistance du nationalisme

Les marxistes ont souvent sous-estimé le rôle de la question nationale ainsi que l’importance de la libération nationale pour les peuples dominés. Cela fait partie d’une tendance plus large à oublier, négliger ou au moins sous-estimer les formes d’oppression qui ne sont pas des oppressions de classe : nationale, raciale ou sexuelle. Ce n’est pas que le marxisme soit incapable en tant que tel de prendre en compte ces dimensions, mais c’est l’approche économiste qui a dominé une bonne partie de la pensée marxiste (et aussi certains des propres écrits de Marx !) qui conduit à un tel résultat.
Les marxistes ont très souvent aussi sous-estimé la puissance du nationalisme. Une combinai-son spécifique d’économisme et d’illusions sur un progrès linéaire (héritées des Lumières) conduit à l’idée fausse selon laquelle le déclin du nationalisme serait inévitable. Par exemple, dans le Manifeste : « Déjà les démarcations nationales et les antagonismes entre les peuples disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté de commerce, le marché mondial, l’uniformité de la production industrielle et les conditions d’existence qu’ils entraînent [10]. »
La IIe Internationale, elle aussi, pensait que le nationalisme appartenait au passé et Karl Kautsky rêvait d’un avenir socialiste sans nations et d’une langue unique : « Les nations vont peu à peu fusionner entre elles, sans violence, un peu à la manière de la population romane des cantons des Grisons en Suisse, qui, insensiblement et sans résistance, est en train de se germaniser elle-même, parce qu’elle réalise qu’il est préférable de parler une langue comprise largement, plutôt qu’une langue qui n’est parlée que dans quelques vallées. » [11] est évident qu’avec de telles conceptions les marxistes étaient mal préparés à affronter la fantastique vague de nationalisme qui, à partir d’août 1914, s’empara du mouvement ouvrier et conduisit à l’Union Sacrée en défense de la patrie » – et au massacre de millions d’ouvriers de tous les pays. Kautsky lui-même se rallia à la « défense nationale » de l’Empire germanique, en expliquant que le socialisme international était un instrument adapté aux époques pacifiques, mais qu’il fallait le ranger discrètement en temps de guerre…
Pour une confrontation efficace avec le nationalisme, il faut donc commencer par abandonner les illusions sur un progrès linéaire, autrement dit la croyance naïve en une évolution pacifique, en un dépérissement graduel du nationalisme et des guerres nationales, grâce à la modernisation et à la démocratisation des sociétés industrielles, à l’internationalisation des forces productives, etc.
Comment expliquer cette force incroyable du nationalisme au cours du XXe siècle ? Une première réponse possible renvoie à l’argument marxiste classique : le nationalisme est une idéologie bourgeoise et sa prégnance sur les masses populaires est l’une des principales formes que prend la domi-nation idéologique de la bourgeoisie dans les sociétés capitalistes. Cette analyse n’est pas fausse, mais ne suffit pas à expliquer la force d’attraction du nationalisme, y compris parfois sur des fractions significatives du mouvement ouvrier. D’autres facteurs doivent être pris en considération :
1. Des conditions économiques et matérielles concrètes, à savoir la concurrence entre travailleurs de différentes nations (ou États), qui résulte de la nature du capitalisme lui-même. Il s’agit certes d’intérêts à court terme — comme par exemple d’empêcher l’importation de produits étrangers qui pourrait créer du chômage — mais leur poids réel peut cacher aux travailleurs en concurrence leur intérêt historique commun : l’abolition de l’exploitation.. D’ailleurs, ceci peut se produire y compris à l’intérieur d’une seule nation, lorsque des travailleurs au chômage se portent volontaires pour casser une grève. Marx lui-même reconnaissait dans le Manifeste que la concurrence entre travailleurs constitue une menace constante de division et de destruction pour leur organisation commune.
2. Des tendances irrationnelles, telles que le nationalisme chauvin, le fanatisme religieux, le racisme et le fascisme. Il s’agit là d’un phénomène psychique complexe, qui reste à étudier. Les travaux de Reich sur la psychologie de masse du fascisme, d’Erich Fromm sur la « peur de la liberté », d’Adorno sur la personnalité autoritaire représentent les premières contributions importantes à une explication. Le nationalisme est par nature une idéologie irrationnelle : il ne peut fournir aucun critère rationnel justifiant la prééminence d’une nation sur les autres – puisque l’essence du rationalisme, lorsqu’il n’est pas purement instrumental — est de tendre à l’universel. Il doit donc faire appel à des mythes non rationnels tels que la mission divine attribuée à une nation, la supériorité innée et éternelle d’un peuple, le droit à un espace vital (Lebensraum) toujours plus étendu, etc.
Il peut également avoir recours à des formes de légitimation pseudo-rationnelles et pseudo-scientifiques de nature géopolitique, raciale, anthropologique, etc. Bien souvent, il ne repose sur aucune réalité historique et culturelle, et sert simplement d’idéologie officielle à des Etats plus ou moins artificiels, dont les frontières sont le produit accidentel de la colonisation et/ou de la décolonisation (en Afrique et en Amérique latine par exemple).

Les deux nationalismes

Mais il existe une autre raison à la montée du nationalisme, qui doit être traitée tout à fait sérieusement par les marxistes et les socialistes : c’est la lutte pour leur libération des nations opprimées et colonisées. Bien que le marxisme soit en tant que tel opposé à l’idéologie nationaliste, il doit établir clairement une distinction entre le nationalisme des oppresseurs et le nationalisme des opprimés.
Il doit par conséquent soutenir toutes les luttes de libération nationale, ou pour le droit à l’autodétermination des nations opprimées, même si leur idéologie (ou celle de leurs dirigeants) est nationaliste. Bien sûr, les internationalistes marxistes qui participent à un mouvement de libération nationale devront conserver leur indépendance, et chercher à persuader les masses populaires exploitées de la nécessité de développer leur lutte (selon un processus ininterrompu) au-delà des objectifs nationaux, vers une transformation révolutionnaire socialiste. Mais ils ne peuvent ignorer ou sous-estimer la signification de l’aspiration populaire à l’autonomie nationale.
La raison ne réside pas seulement dans l’opposition des socialistes à toute forme d’oppression (nationale, raciale, sexuelle, ou de classe) mais aussi parce qu’il existe une relation dialectique entre les droits nationaux et l’internationalisme. L’internationalisme socialiste ne peut se développer si le mouvement ouvrier ne reconnaît pas l’égalité de droits de toutes les nations. De même que l’unité et la solidarité des travailleurs d’un seul et même pays ne peut s’établir autrement que sur un pied d’égalité, de même l’unité internationaliste des exploités ne peut être acquise que sur la base de la reconnaissance des droits nationaux de chaque peuple – et en particulier de son droit à l’autodétermination.
Quand Lénine insistait pour que le Parti ouvrier social-démocrate de Russie reconnaisse le droit à l’autodétermination de la Pologne, c’est-à-dire le droit pour le peuple polonais de décider lui-même de l’établissement ou non d’un Etat séparé, il ne le faisait pas seulement parce que la lutte de la nation polonaise contre le tsarisme était historiquement progressiste (selon l’argument de Marx et Engels) mais surtout parce que c’était la pré condition à une alliance internationaliste entre les travailleurs russes et polonais. La reconnaissance des droits nationaux est une condition essentielle de la solidarité internationale, dans la mesure où elle permet de résorber les méfiances, les haines et les peurs qui opposent les nations et nourrissent le chauvinisme.
Comme l’a écrit Lénine, sans le droit au divorce — en d’autres termes à un Etat séparé — il ne peut y avoir de mariage libre, en l’occurrence d’unification ou de fédération de nations. Malheureusement, après Octobre 1917, la politique du gouvernement bolchevik (Lénine inclus) n’a pas toujours correspondu à ces principes : invasion de la Pologne en 1920, occupation de la Géorgie en 1921, etc.
L’un des aspects les plus négatifs de la fameuse brochure de Staline de 1913 est que, contrairement à Lénine, elle ne faisait aucune distinction entre le nationalisme grand-russe oppresseur et le nationalisme des nations opprimées de l’Empire tsariste. Dans un paragraphe très révélateur de son essai, il rejetait dans les mêmes termes le nationalisme « belliqueux et répressif venant d’en haut » — c’est-à-dire celui de l’Empire tsariste — et la « vague de nationalisme d’en bas qui se transforme parfois en chauvinisme le plus grossier » des Polonais, des Juifs, des Tatars, des Ukrainiens, des Géorgiens, etc. Non seulement il ne réussissait pas à faire la différence entre nationalisme « d’en haut » et nationalisme « d’en bas », mais allait jusqu’à adresser les critiques les plus sévères aux sociaux-démocrates des nations opprimées qui n’avaient pas su « résister » face aux mouvements nationalistes.
Ce n’est pas parce qu’ils établissent une telle distinction entre le nationalisme des oppresseurs et celui des opprimés que les internationalistes socialistes doivent se rallier à ce dernier. Mais ils perçoivent sa nature contradictoire : sa dimension émancipatrice en tant que rébellion contre une oppression injuste, et ses limites en tant qu’idéologie fondée sur des particularismes. II est donc tout à fait logique que tout mouvement combattant réellement pour la révolution sociale dans une nation opprimée place nécessairement la libération nationale au centre de sa lutte, tout en la liant à l’émancipation sociale vis-à-vis de l’exploitation capitaliste — le Nicaragua en est l’exemple le plus récent —, tandis que dans les métropoles impérialistes c’est le refus du nationalisme qui se trouve au cœur de toute confrontation radicale avec l’ordre établi — du mouvement anti-guerre aux USA au Mai français (dont l’un des principaux slogans était « les frontières, on s’en fout ! »).
Cela dit, il faut insister sur le fait que la distinction entre les deux sortes de nationalisme est toujours relative et non absolue. Premièrement, parce que l’opprimé d’hier peut aisément devenir l’oppresseur de demain : les exemples historiques récents ne manquent pas…
Deuxièmement, parce que le nationalisme des nations opprimées est souvent à double tranchant : libérateur vis-à-vis de l’oppresseur, mais oppressif à rencontre de ses propres minorités nationales. Et troisièmement, parce qu’aucune des deux formes de nationalisme n’est exempt d’éléments de chauvinisme, de rejet global de « l’autre » et — parfois — de racisme.
Lénine a été probablement le penseur marxiste « classique » qui a le mieux compris la dialectique entre internationalisme et droits nationaux. Dans certains de ses écrits, il présente cependant les droits démocratiques des nations comme une partie devant être subordonnée au tout qui est le mouvement démocratique et socialiste mondial. Cette formulation me semble dangereuse et quelque peu mécaniste. Si la révolution socialiste c’est l’auto émancipation du prolétariat – en alliance avec tous les autres groupes sociaux exploités et opprimés -, alors elle doit aller de pair avec l’autodétermination démocratique de la nation. Un peuple à qui le « socialisme » serait imposé de l’extérieur, contre sa volonté, ne connaîtrait qu’une caricature de socialisme, inévitablement condamné à la dégénérescence (beaucoup des pays d’Europe de l’Est illustrent cette règle !).
À mon avis, il vaudrait mieux — et cela correspondrait à l’esprit de la plupart des écrits de Lénine sur la question nationale — concevoir la révolution socialiste et la fraternité internationale du prolétariat comme le but des marxistes, et l’autodétermination des nations comme un moyen nécessaire pour y parvenir. Moyens et fins sont dialectiquement articulés, de telle sorte que la subordination de la dimension nationale à l’internationalisme exclut la possibilité de la « sacrifier » à ce dernier.
Si l’internationalisme socialiste s’oppose à l’idéologie nationaliste, cela ne signifie en aucun cas qu’il rejette les traditions historiques et culturelles nationales. De la même façon que les mouvements internationalistes de chaque pays doivent parler la langue nationale, il leur faut aussi parier le langage de l’histoire et de la culture nationales – tout spécialement, bien sûr, lorsque cette culture est opprimée. Comme Lénine le reconnais-sait, toute culture et toute histoire nationale contiennent des aspects démocratiques, progressistes, révolutionnaires qu’il faut incorporer à la culture socialiste du mouvement ouvrier, et des aspects réactionnaires, chauvins et obscurantistes qui doivent être combattus sans compromission.
La tâche des internationalistes est de réaliser la fusion de l’héritage historique et culturel du mouvement socialiste mondial avec la culture et la tradition de leur peuple, dans sa dimension radicale et subversive — souvent déformée par l’idéologie bourgeoise, ou bien cachée et étouffée par la culture officielle des classes dominantes. De même que les marxistes doivent tenir compte, dans la lutte révolutionnaire, des spécificités nationales de leur formation sociale, de même doivent-ils intégrer, dans leur lutte idéologique, les particularités nationales de leur histoire et de leur culture propres. C’est ce que le FSLN a réussi au Nicaragua, en articulant le marxisme avec l’héritage de Sandino, comme tradition vivante dans la mémoire collective du peuple nicaraguayen. Un processus similaire s’était déroulé à Cuba, avec la tradition démocratique et anti-impérialiste représentée par José Marti, en Amérique du Sud avec le passé de rébellions indiennes symbolisé par Tupac Amaru, etc.

 

Les nations dans le socialisme

Si le socialisme, au sens marxiste, c’est-à-dire une société sans classe et sans Etat, peut exister seulement à l’échelle mondiale, quelle pourrait être alors la place des nations dans la future patrie planétaire socialiste ? Ceci n’est pas une question purement utopique et sans intérêt, dans la mesure où la nature internationaliste de l’objectif final de la révolution socialiste devrait marquer au moins en partie les formes actuelles de lutte. Pour le matérialisme, l’Etat-nation n’est pas une catégorie éternelle : ce n’est pas le produit de la « nature humaine » », ni d’une quelconque loi biologique naturelle (thèse mise en avant par certains « socio-biologistes » ultra-réactionnaires qui prétendent déduire la nation du « principe territorial » de certaines espèces animales…) ; il n’a pas toujours existé et rien ne dit qu’il existera toujours dans l’avenir.
En un mot, il s’agit d’un produit de l’histoire, que l’histoire peut rendre caduc. La nécessité d’une forme d’organisation structurée (ou « institutionnelle » ) est un besoin universel de toute société humaine. Cette organisation peut aussi bien prendre des formes nationales, qu’infra-nationales (le clan, la tribu) ou supra-nationales (les civilisations religieuses). L’Europe médiévale est un exemple caractéristique d’une organisation sociale et politique combinant des structures locales qui sont des « pré-nations » (les fiefs, les principautés, etc.) et des structures universelles qui se situent « au-delà des nations » (le Saint-Empire, l’Eglise). Le nationalisme moderne a émergé autour des XIVe et XVe siècles, avec la montée du capitalisme et la formation du marché national, précisément à travers la destruction/décomposition de ces deux structures non nationales.
Il n’y a donc pas de raison à priori de refuser la possibilité, dans l’avenir, d’une notion supra-nationale de la société humaine, une république socialiste mondiale, qui, en unifiant économiquement et politiquement le genre humain, réduirait pour l’essentiel la nation à sa dimension culturelle. La culture universelle qui se développerait dans un tel cadre pourrait coexister pacifiquement avec la riche diversité des cultures nationales. C’est probablement ce que Marx et Engels avaient à l’esprit lorsqu’ils écrivaient dans le Manifeste que la révolution prolétarienne abolirait « les démarcations nationales (Absonderungen) et les antagonismes entre les peuples [12] ».
Comme l’a souligné le fameux historien marxiste, Roman Rosdolsky, ceci n’implique « certainement pas « l’abolition » des communautés ethniques et linguistiques (ce qui aurait été absurde !) mais celle de la délimitation politique des peuples. Dans une société où, pour reprendre les termes du Manifeste, la puissance publique perdra son caractère politique et où l’Etat en tant que tel dépérira, il ne peut y avoir de place pour des « Etats nationaux » ». Bien sûr, comme Marx l’avait reconnu dans le Manifeste, le prolétariat doit commencer par prendre le pouvoir dans le cadre de l’Etat national, mais cet Etat prolétarien séparé « ne sera qu’une étape transitoire vers la future société sans classes et sans Etat, puisque la construction d’une telle société n’est possible qu’à l’échelle internationale [13] ». On peut sans aucun doute trouver dans les écrits de Marx et d’Engels (en particulier dans les années 1845-1848) la perspective d’une société communiste qui serait une »« cité mondiale » sans frontières, une Gemeinschaft universelle, une fédération socialiste internationale, dans laquelle disparaîtraient non seulement les antagonismes et les conflits nationaux mais aussi les différences économiques, sociales et politiques (pas culturelles) entre nations [14].
Ce point a fait l’objet de nombreux débats au sein du marxisme du XXe siècle. On peut y repérer deux tendances principales :
1. Ceux qui ont privilégié (ou considéré comme inévitable) la perspective d’une assimilation de toutes les nations en une culture socialiste universelle commune : Kautsky, Lénine, Staline, Pannekoek, Strasser. La théorie de Kautsky d’une langue internationale unique est l’expression cohérente de cette position.
2. Ceux qui croyaient au libre développement de toutes les cultures nationales au sein d’une communauté universelle intégrée : Otto Bauer, Trotsky et Rosa Luxemburg. Léon Trotsky écrit par exemple dans un essai de 1915 :
« La nation est un facteur permanent et actif de la culture humaine. Et dans un régime socialiste, la nation, libérée des chaînes de la dépendance politique et économique, sera appelée à jouer un rôle fondamental dans le développement historique… [15] »
Une troisième position, de « neutralité nationale », est esquissée par Vladimir Medem, le dirigeant du Bund juif : il n’est pas possible de prédire si le développement historique futur conduira ou non à l’assimilation de la nation juive. En tout cas, les marxistes ne devraient ni empêcher ni encourager ce processus d’assimilation, mais rester neutres [16]. Si l’on généralise cette position à toutes les cultures nationales (ce que Medem ne faisait pas) on obtient une conception originale et nouvelle du problème [17] : constatant l’impossibilité de prévoir l’avenir de chaque culture nationale — et même du fait national-culturel en tant que tel —, les socialistes n’ont pas à prendre position à priori ni pour ni contre la préservation de ces cultures.

Nationalisme et internationalisme au XXe siècle

Qu’est-il advenu de l’internationalisme socialiste au cours de ce siècle ? Août 1914 a provoqué un effondrement catastrophique de l’internationalisme, lorsque la grande majorité du mouvement ouvrier socialiste (les dirigeants comme les militants de base) fut submergée par l’immense vague d’hystérie nationaliste (et chauvine), au nom de la « défense nationale ».
Cela, cependant, ne devait pas marquer la fin de l’internationalisme, mais le début d’une nouvelle montée internationaliste au sein du mouvement ouvrier : d’abord limitée à de petits cercles de révolutionnaires ou de pacifistes, puis, après Octobre 1917, se développant en un impressionnant mouvement de masse, l’Internationale communiste. L’existence du Komintern, mouvement mondial mettant réellement en pratique l’internationalisme prolétarien (au moins durant ses premières années), constitue une preuve historique démontrant avec force que l’idéal de solidarité internationale des exploités n’est pas seulement une utopie, un principe abstrait, mais qu’il peut, dans des circonstances données, exercer une attraction de masse sur les travailleurs et d’autres couches sociales exploitées.
Dans plusieurs pays européens ou coloniaux importants, la IIIe Internationale conquit bientôt la majorité du mouvement ouvrier organisé, démentant le mythe conservateur selon lequel les grandes masses du peuple travailleur ne peuvent dépasser l’idéologie nationale. C’est une démonstration décisive du fait que l’internationalisme — de même que la conscience de classe en général — est une possibilité objective, fondée sur la réalité et ses contradictions ; certes, sa réalisation pratique dépend des circonstances historiques et du combat politique des forces révolutionnaires pour gagner les travailleurs et les libérer des œillères du nationalisme. En d’autres termes : l’internationalisme marxiste — comme d’ailleurs l’espérance révolutionnaire — est fondée non seulement sur une analyse objective de l’économie et de la politique mondiales, mais aussi sur un pari historique : un pari sur la rationalité de la classe ouvrière, sur la capacité des masses populaires à comprendre, tôt ou tard, leurs intérêts objectifs historiques.
Cependant, ce formidable mouvement de foi et d’action internationalistes — sans précédent dans l’histoire du socialisme — l’incroyable capital d’énergie et d’engagement internationalistes que représentait l’Internationale communiste, tout cela fut détruit par le stalinisme. Ce dernier canalisa cette énergie au profit du nationalisme bureaucratique, de sa politique d’Etat, et de sa stratégie de pouvoir. L’internationalisme fut mis au service de la diplomatie soviétique, et le mouvement communiste mondial transformé en instrument de la construction du « socialisme dans un seul pays ». La politique menée par le Komintern à l’égard du nazisme allemand, de 1928 jusqu’à sa dissolution en 1943, en fournit l’exemple le plus frappant : ses étranges zigzags avaient peu de rapport avec les intérêts vitaux des travailleurs et des peuples européens, mais étaient exclusivement déterminés par les changements intervenant dans la politique soviétique (stalinienne) d’alliances diplomatiques et militaires.
Néanmoins, l’Europe des années trente put assister au plus impressionnant exemple de pratique internationaliste, avec les Brigades internationales en Espagne et la mobilisation générale en solidarité avec la lutte antifasciste pendant la guerre civile espagnole. Des dizaines de milliers de volontaires — communistes, socialistes, anarchistes, trotskistes, marxistes indépendants, libéraux radicalisés et antifascistes de tendances diverses — vinrent du monde entier aider le peuple espagnol dans sa lutte désespérée contre le fascisme. Grâce à l’aide d’Hitler et de Mussolini (et à la politique dite de « non-intervention » des démocraties occidentales) cette guerre fut perdue, mais le combat des Brigades internationales — dont de nombreux volontaires tombèrent au champ de bataille — reste l’une des manifestations d’internationalisme les plus grandioses de ce siècle.
Après (et déjà pendant) la Seconde Guerre mondiale le nationalisme retrouva sa place d’idéologie dominante — même au sein des pays du « socialisme réellement existant », qui s’engagèrent dans un processus de confrontation nationaliste (URSS contre Chine) ou de guerre (Chine contre Vietnam). Ce qui restait d’internationalisme » dans le mouvement communiste international après la dissolution du Komintern n’était qu’une fidélité aveugle à l’Union soviétique et à son rôle dirigeant (qui lui aussi est en train de disparaître). Seules faisaient exception de petites tendances révolutionnaires, dont la IVe Internationale, qui restaient fidèles aux buts internationalistes des débuts du Komintern, mais leur influence était limitée.
Ce déclin de l’internationalisme communiste a laissé un vide idéologique qui devait être rapidement rempli par le nationalisme. Aujourd’hui, comme dans le passé, le contenu du nationalisme peut varier. Le nationalisme réactionnaire est bien vivant dans les métropoles capitalistes avancées, avec sa forme traditionnelle d’hégémonisme colonial ou impérial, ou dans sa forme plus récente de racisme anti-immigrés. Les immigrés des anciennes colonies, qui avaient été recrutés en Europe comme force de travail à bon marché durant les années d’expansion, sont aujourd’hui désignés par des forces nationalistes semi-fascistes comme les boucs émissaires responsables de tous les maux sociaux qui résultent de la crise (chômage, criminalité, etc.), particulièrement en France, Grande-Bretagne et Allemagne.
Mais on peut trouver dans le tiers monde aussi des formes réactionnaires de nationalisme, dans l’idéologie de différents régimes militaires (notamment en Amérique latine et au Moyen-Orient). Le nationalisme peut également servir à justifier des guerres d’expansionnisme territorial ou politique, comme l’invasion du Timor par l’Indonésie, ou la guerre Iran-Irak qui est le conflit national le plus absurde et le plus sanglant de l’histoire récente. Enfin, il peut servir à légitimer l’oppression de minorités nationales, comme dans le cas des Kurdes dans différents pays du Moyen-Orient, de la population africaine non musulmane du Soudan, du peuple érythréen en Ethiopie, etc. On trouve aussi une série de conflits interethniques sanglants entre les opprimés eux-mêmes, qui illustrent le rôle néfaste du nationalisme comme facteur de division, et comme idéologie de l’exclusion de l’autre : affrontements entre cinghalais et tamouls à Ceylan. entre Mauritaniens et Sénégalais en Afrique, etc.
Mais il existe toujours des formes de nationalisme qui – malgré leurs limitations, leurs insuffisances, leurs contradictions – revêtent une dimension émancipatrice. Ce sont, en premier lieu, les mouvements anti-impérialistes et anti-coloniaux de libération en Amérique latine, en Afrique (Namibie, Afrique du Sud), au Moyen-Orient (Palestine), etc. Ce sont ensuite les mouvements contre l’oppression nationale dans les sociétés post-capitalistes : minorités nationales en URSS (Juifs, Tatars, Arméniens, etc.) et nations opprimés d’Europe de l’Est : Pologne, Tchécoslovaquie, etc. Et, enfin, ce sont les minorités ou cultures nationales des principaux Etats-nations européens, en lutte pour leur droit à l’autodétermination ou au moins pour une forme d’autonomie nationale (Basques, Catalans, Andalous, Irlandais du Nord, Ecossais, Gallois, Bretons, Corses, etc. [18].

Vers un internationalisme du XXIe siècle ?

Une nouvelle culture internationaliste est aujourd’hui en formation. Dans le tiers monde — notamment en Amérique latine — on assiste à l’essor d’une gauche révolutionnaire sensible aux questions internationales, mais qui refuse la tradition stalinienne désastreuse de subordination aveugle à une quelconque « patrie du socialisme » (URSS, Albanie, etc.). Le Front sandiniste, le Parti d’unification mariatéguiste péruvien, et le Parti des travailleurs brésilien sont les exemples les plus marquants de cette tendance. Dans les métropoles industrialisées (et aussi, dans une certaine mesure, dans les Etats post-capitalistes) on voit apparaître, dans les secteurs les plus avancés des mouvements sociaux – le syndicalisme ouvrier, le féminisme, le pacifisme, l’écologie, l’antiracisme – des éléments de conscience internationaliste.
Le nationalisme comme idéologie totale, la haine fanatique de l’autre, le racisme, la xénophobie et le chauvinisme gardent une force considérable : profondément ancrés dans la culture de larges couches sociales dans beaucoup de pays, ils constituent un formidable obstacle pour l’essor du socialisme et de l’internationalisme.
Il est trop tôt pour prévoir si les différentes composantes d’une nouvelle sensibilité internationaliste que nous avons énumérées plus haut seront capables de se combiner harmonieusement, et de constituer une culture internationaliste nouvelle avec une base de masse. Mais il se peut qu’elles soient le modeste commencement de ce que deviendra l’internationalisme socialiste du XXe siècle.

P.-S.
Traduction et intertitres de Maxime Durand.

Notes

1. Pour un survol historique du débat, voir mon article « The Marxists and the National Question », New Left Review, n° 96, mars-avril 1976.
2. J. Staline, « Marxism and the National Question », Œuvres, vol. 2, Moscou, 1953, p. 300-381.
3. Otto Bauer, La Question des nationalités et la social-démocratie, EDI-Arcantère, Paris 1987, ch. III, 17, « Le réveil des nations sans histoire ». Voir à ce sujet le remarquable ouvrage de l’historien marxiste-révolutionnaire ukrainien Roman Rodolsky, Zur nationalen Frage, Friedrich Engels und das Problem der « geschichtiosen Volker » (Olle und Wolter, Berlin 1979) qui soumet à une critique rigoureuse — du point de vue du matérialisme historique — la doctrine d’Engels sur les peuples prétendument « sans histoire » (parce que n’ayant jamais eu un Etat indépendant). Sur les débats à propos de la question nationale dans la IIe Internationale, voir Claudie Weill, l’Internationale et l’autre. Les relations interethniques dans la Ie Internationale, Arcantère, Paris, 1987. Enfin, pour une documentation des textes « classiques » du marxisme à ce sujet, voir G. Haupt, M. Löwy et C. Weill, Les Marxistes et la question nationale 1846-1917, Maspero, Paris, 1974.
4. Cf. Trotsky sur les Noirs aux USA : « Un critère abstrait n’est pas décisif dans ce cas : bien plus décisifs sont la conscience historique, les sentiments et les émotions ». Trotsky On Black Nationalism and Self-Determination, New York, Merit 1967, p. 16.
5. Hans Kohn, Nationalism, Princeton, Von Nostrand, 1955, p. 9.
6. H. Kohn, op. cit., p. 15.
7. Tom Naim, « The Modem Janus ». New Left Review, n° 94, London, novembre-décembre 1975, p. 15.
8. Marx, « Über Friederich Ust Buch… » (1845) in Sozialistische Politik, Berlin, 1972, n° 19, p. 103.
9. L. Trotsky, « Vorwort zur deutschen Ausgabe », Die Permanente Révolution, Berlin, Verlag Die Aktion, 1930, p. 11.
10. Marx et Engels, Manifeste du parti communiste, Œuvres choisies. Tome 1, Moscou, p. 40-41. Pour une intéressante critique de cet aspect de la tradition marxiste, voir T. Nairn, Op. cit., p. 19-21, 26-27.
11. Karl Kautsky, « Die moderne Nationalität », Die Neue Zeit, V, 1887, p. 451.
12. Marx et Engels, op.cit., p. 40.
13. Roman Rosdolsky, « “Worker and Fatheriand” A Note on a passage in the Communiste Manifeste », Science and Society, Summer, 1965, vol. 24, n° 3, p. 335-337.
14. Pour un traitement plus développé de cette idée, voir mon article « Marx and Engels : cosmopolites », Critique. A Journal of Socialist Theory, n° 14, 1981.
15. L. Trotsky, « Nation et économie », 1915, in Pluriel-Débat, Paris, n° 4, avril 1975, p. 48. Notre analyse est empruntée à l’excellent article d’Enzo Traverso « Socialismo e nazione : rassegna di una controversia marxista », II Ponte, XL, 1984, n° 1, p. 60.
16. Vladimir Medem, The national question and social-democracy, Vilna, 1906, cité par Arieh Yaari, Le Défi national. Les théories marxistes sur la question nationale à l’épreuve de l’histoire, Paris, Anthropos, 1978, p. 186-187.
17. E. Traverso, op. cit., p. 61.
Pour une analyse intéressante et stimulante de cette nouvelle montée des minorités nationales face aux Etats-nations établis, et son potentiel anticapitaliste, on peut se reporter au travail récent d’un marxiste basque : Gurutz Jauregui Bereciartu, Contra el Estado-nacion. En tomo al hecho y la cuestion nacional, Madrid, Sigio XXI, 1986.

***

Repères pour une autre mondialisation

(site de Michel Husson- hussonet.free.fr)

Imaginer ce que pourraient être les voies d’un dépassement du capitalisme au niveau de l’économie mondiale est une tâche a priori démesurée. Mais il est nécessaire d’esquisser quelques pistes car les luttes contre le capitalisme mondialisé ont besoin de perspectives alternatives. Celles-ci doivent répondre à plusieurs exigences :
– Prendre en compte la diversité des situations. Les problèmes ne se posent pas de la même façon dans les pays développés, dans les pays émergents ou – pour reprendre l’euphémisme de la Banque mondiale – dans les pays moins avancés.
– Être écologiquement compatibles.
– Ne pas apparaître comme une utopie hors d’atteinte mais suggérer des objectifs intermédiaires qui permettent de nourrir l’action concrète et de jeter des ponts vers cet autre monde possible. Il faut notamment prendre en compte les inerties de la configuration actuelle de l’économie mondiale et prévoir les transitions nécessaires.
– Répondre en particulier à cette question stratégique : comment avancer vers une « bonne » mondialisation sans attendre la mise en place de « bons » gouvernements, voire d’un gouvernement mondial ?
Par rapport à la mondialisation réellement existante, une organisation rationnelle de l’économie mondiale devrait obéir à quatre grands principes : une mondialisation parcimonieuse ; la priorité à la satisfaction des besoins sociaux ; une division internationale du travail coopérative ; une planification écologique.
Pour une mondialisation parcimonieuse
La configuration de l’économie mondiale qui serait souhaitable repose avant tout sur une forme de relocalisation qui se justifie pour deux raisons essentielles. La première est liée au changement climatique : on sait que les transports contribuent de manière significative, directement ou indirectement, aux émissions de CO2. Tout recul dans l’intensité des échanges extérieurs représente donc une contribution décisive à la réduction de ces émissions. La seconde raison concerne les modèles de développement qui doivent se recentrer sur la satisfaction des besoins sociaux domestiques, cette priorité devant prendre le pas sur la priorité aux exportations. Cette perspective n’équivaut pas à une autarcie généralisée, parce que la division internationale du travail repose, au moins en partie, sur des bases rationnelles. Par exemple, tous les pays n’ont pas accès aux matières premières utiles à l’activité économique. Tous les pays ne disposent pas non plus des biens d’investissement 1 chapitre du livre Post-capitalisme coordonné par Clémentine Autain, Au diable vauvert, 2009. 2 ou des biens intermédiaires dont ils ont besoin. Enfin, les échanges et les investissements internationaux peuvent, dans certaines limites et à certaines conditions, aider à l’industrialisation des pays en développement, engendrer des créations d’emplois et opérer des transferts technologiques. La mondialisation capitaliste s’est développée de manière irrationnelle, en tendant à la création d’un marché mondial unifié établissanbudgétaire. L’objectif central est ici encore de mettre en place des critères assurant la satisfaction des besoins sociaux par ordre de priorité et non en fonction de la solvabilité ou de la rentabilité. Plus personne ne propose une collectivisation intégrale des terres et encore moins celle des microentreprises du secteur informel. L’objectif doit être plutôt la consolidation de ces secteurs et notamment l’économie paysanne : stabiliser la population rurale, freiner son exode et créer un tissu d’emplois. Il faut donner à ces secteurs les moyens d’exister, à l’opposé de la logique de la mondialisation, qui a pour effet de les mettre directement en concurrence avec les entreprises hyperproductives du Nord. Là encore, on sait très bien comment il faudrait s’y prendre : fixer des prix de garantie agricoles, mener une politique publique d’infrastructures, distribuer des crédits à taux réduit, donner aux coopératives les moyens de s’installer, et enfin organiser des réseaux de commercialisation. Une logique identique pourrait concerner le tissu des micro, petites et moyennes entreprises, par une politique de contrats publics.
Un salaire minimum décent doit être assuré à l’ensemble des travailleurs, et l’accroissement de la pression fiscale sur les riches doit être justifié politiquement par la réorientation des dépenses publiques vers la satisfaction des besoins élémentaires : eau, électricité, logement, transports publics, santé, éducation. Dans tous ces domaines doivent être créés des services publics sous forme d’agences de développement : offices agricoles, crédit public aux coopératives, réseau de dispensaires, etc., qui contribuent à garantir un environnement stable.
Dans les pays riches, la satisfaction optimale des besoins sociaux compatibles avec les objectifs environnementaux passe par la réduction du temps de travail, le contrôle sur l’investissement international, la priorité aux services publics assurant gratuitement la réalité des droits. La réduction du temps de travail est d’abord le moyen de résorber le chômage qui provient essentiellement de la nonredistribution aux salariés des gains de productivité et, très secondairement, du libre-échange généralisé. C’est aussi le moyen d’aller vers une société du temps libre et de la satisfaction des besoins sociaux. Une telle société serait a priori plus autocentrée et moins soumise au productivisme. Le contrôle sur l’investissement international doit viser à la maîtrise des mouvements de capitaux et, en premier lieu, des délocalisations. La liberté totale de circulation des capitaux doit donc être fortement restreinte et remplacée par des accords de coopération donnant la priorité au développement local et favorisant les transferts de technologie en matière énergétique.

Pour une division internationale du travail coopérative

Une autre mondialisation nécessite de dégonfler les échanges commerciaux et les mouvements de capitaux afin de les placer au service d’une organisation coopérative de la planète. Le recentrage des économies sur la satisfaction des besoins sociaux domestiques permettrait de rompre avec la logique du tout à l’export et donc de « dégonfler » les flux commerciaux. Mais ils ne seraient pas supprimés pour autant. Il faut alors introduire des éléments de régulation, en particulier la stabilisation du cours des matières premières et la mise en place d’accords de coopération.
Cela pose évidemment toute une série de problèmes comme le montre le cas de la rente pétrolière. Cet exemple concentre tous les obstacles à une organisation rationnelle de l’économie mondiale. D’un côté, le prix du pétrole est appelé à augmenter à nouveau et c’est en un sens une bonne chose dans la mesure où cette hausse incitera aux économies d’énergie ou à la généralisation d’énergies alternatives. Mais, d’un autre côté, elle contribue à la formation de gigantesques excédents qui profitent à certains pays qui, en règle générale, n’en font pas le meilleur usage et qui conduisent souvent à une concentration aberrante de revenus. C’est pourquoi la manne se transforme fréquemment en malédiction parce qu’elle est captée par une couche sociale étroite de rentiers et qu’elle crée des distorsions dans le développement des pays producteurs. Enfin, le contrôle de l’accès à cette source d’énergie a conduit à des interventions militaires ou à des guerres civiles.
Aujourd’hui, une bonne partie des excédents pétroliers sert à financer le déficit des pays développés et notamment celui des États-Unis. La solution pourrait alors être le dispositif suivant : programmation du cours du pétrole et dépôt des excédents dans un fonds mondial de développement. Les pays producteurs bénéficieraient ainsi de revenus garantis, et le fonds permettrait le recyclage des pétrodollars non plus vers le financement de la surconsommation aux États-Unis mais vers des projets de rénovation écologique.
La division internationale du travail évolue vers la configuration suivante : le Sud devient l’atelier du Nord qui se réserve les productions à fort contenu technologique et donc à forte valeur ajoutée. En même temps, et à titre de contretendance, les pays émergents tendent en permanence à « monter en gamme » vers les secteurs à moyenne ou haute technologique. Quel est l’arrangement optimal ? Doit-on aller vers une division du travail où les voitures seraient fabriquées au Sud avec des machines produites au Nord ? La réponse à cette énorme question ne doit en tout cas pas être laissée à des mécanismes de marché aveugles. C’est là qu’intervient la notion de coopération qui doit être interprétée en termes dynamiques et prendre en compte les nécessaires transitions. Elle passe par des éléments de planification et l’introduction d’un calcul économique en valeurs d’usage. Par exemple : la France construit un train à grande vitesse en Chine, et en échange programme l’achat d’un volume donné de biens de consommation chinois. Cet accord vaut pour une certaine période puis il est renégocié. Dans un tel schéma, les intervenants ne sont plus les multinationales mais les organes de planification.

Pour une planification écologique

La raison la plus fondamentale pour réduire l’intensité des échanges se trouve dans les dépenses énergétiques inconsidérées qu’entraîne la mondialisation productive. L’économie mondiale est aujourd’hui agencée comme si les coûts environnementaux n’existaient pas. Il faut donc qu’ils soient pris en compte dans un calcul économique élargi. Et il faut aussi que les objectifs de réduction d’émissions soient compatibles avec une meilleure satisfaction des besoins sociaux. Sur le premier point, les solutions marchandes consistent à donner un coût réel aux nuisances environnementales au moyen d’une écotaxe ou de la mise en place de marchés des permis d’émission. Ces procédés ne sont pas calibrés de manière proportionnée aux objectifs qui ne pourront être atteints que par une planification discrétionnaire. Pour prendre un exemple, on aura du mal à instituer une écotaxe suffisamment dissuasive pour éradiquer l’usage de 4´4, et la seule mesure efficace serait tout simplement d’interdire leur production. On voit mal ce que l’humanité y perdrait.
La question du climat se joue par définition au niveau de la planète et c’est pourquoi une planification à l’échelle mondiale est nécessaire. C’est le seul moyen d’atteindre des objectifs quantifiés en imposant aux capitaux d’autres critères que le profit. C’est surtout la condition pour que les efforts soient répartis en tenant compte de la dette écologique contractée par les pays les plus riches qui devrait être payée par des transferts technologiques vers les pays en développement. On voit que ces quatre principes sont extrêmement exigeants et que la contrainte écologique surplombe toutes les autres et fixe des échéances rapprochées aux nécessaires ruptures avec le productivisme. Fondamentalement, cette autre organisation de l’économie mondiale n’est pas compatible avec la logique de maximisation du profit. Toute la question est alors d’imaginer des transitions appropriées permettant de rendre possible une telle rupture.

Le protectionnisme : une réponse courte

C’est apparemment la solution de bon sens : puisque nous sommes contre le libre- échangisme, il faut se prononcer en faveur du « protectionnisme », réduit à l’institution de taxes sur les importations. Mais, parce qu’elles reposent sur une analyse tronquée du capitalisme mondialisé, les propositions néoprotectionnistes sont biaisées et dépourvues de cohérence. Leurs promoteurs (Cassen, El Karoui, Gréau, Sapir, Todd) diffèrent assez largement quant au contenu de leurs propositions. Le débat sur les alternatives est faussé s’il est mené dans le cadre d’une opposition entre libre-échange et protectionnisme. Toute argumentation remettant en cause la place centrale de mesures protectionnistes est alors taxée de « libre-échangiste ». Or, il ne s’agit pas de récuser par principe de telles mesures mais de se demander ce que l’on protège et contre qui. La crise dans laquelle est plongé le monde surdétermine cette discussion. En réduisant les exportations des pays émergents par rétrécissement des débouchés, elle pose notamment la question d’un recentrage des pays du Sud vers la satisfaction des besoins domestiques, et la réponse à cette question se trouve en dernière instance dans ces pays et non dans des mesures unilatérales prises à leur égard. Le discours protectionniste est en effet profondément asymétrique : il ne parle jamais des exportations du Nord vers le Sud et ne propose pas, par exemple, d’autoréduire les ventes vers les dictatures ou les pays ne respectant pas les normes sociales et environnementales. En ce sens, il constitue un obstacle à la mise en avant de propositions coopératives.
Les pays du Nord peuvent-ils en effet imposer le respect des normes sociales et environnementales aux pays du Sud à travers la mise en place d’une taxation spécifique ? On peut s’interroger d’abord sur la légitimité qu’auraient à prendre ce type de mesures les pays dont sont issus les groupes multinationaux (et les institutions internationales) qui font pression sur les modes de développement au Sud. Les grands utilisateurs de zones franches devraient commencer par balayer devant leur porte. Il faut donc inverser le point de vue dominant qui fait des pays émergents une menace pour la santé économique des pays développés à partir de ce constat : ce sont les pays riches qui ont imposé aux pays du Sud une priorité aux exportations et une ouverture à tout vent qui conduit dans ces pays à un développement tronqué. Que l’on assiste aujourd’hui à un effet boomerang de la mondialisation est une ironie de l’histoire qui ne doit pas faire oublier la genèse de cette configuration.
Dans les pays développés, la focalisation sur le protectionnisme est en outre dangereuse. Elle revient à minimiser les causes sociales de la crise qui se trouvent dans le rapport actuel entre capital et travail en expliquant cette crise presque exclusivement par la concurrence indue des pays émergents. Même si ce n’est évidemment pas l’intention de ses promoteurs de gauche, les thèses néoprotectionnistes risquent d’alimenter des réflexes cherchant à faire retomber sur des boucs émissaires étrangers la responsabilité de la crise qui incombe au capitalisme. Les obstacles à la définition d’une alternative globale à la mondialisation capitaliste sont réels, mais ils ne peuvent être contournés par un discours protectionniste unilatéral.

Les obstacles et les transitions

Plutôt que de présenter un programme bouclé, mieux vaut identifier les obstacles vers une mondialisation rationnelle. Le premier est d’ordre économique et renvoie à la relative rigidité de la division internationale du travail actuelle. Par exemple, les importations des États-Unis depuis la Chine correspondent en grande partie à des délocalisations qui ne sont pas immédiatement réversibles. Le second obstacle réside dans la nature des gouvernements qui, dans leur grande majorité, sont les représentants d’intérêts sociaux locaux qui partagent avec les multinationales les bénéfices de la mondialisation, que ce soit au Nord ou au Sud. C’est une réelle difficulté dont témoigne par exemple la capacité de couches parasitaires à détourner l’aide internationale au développement et à l’empêcher de parvenir à ses destinataires. Une partie de la réponse réside donc dans les processus de transformation sociale propres à chaque région ou pays.
On se heurte ainsi à la difficulté centrale qui est, encore une fois, d’ordre stratégique plus que programmatique. Une mondialisation rationnelle pleinement achevée suppose des formes de gouvernance mondiale assurant la coordination entre les politiques menées au niveau de chaque État et prenant la forme d’une planification à l’échelle mondiale en matière énergétique. Mais en attendant, il faut faire avec des gouvernements au service des intérêts dominants et il est nécessaire de favoriser sans attendre l’émergence spontanée de ce nouvel ordre mondial. La seule solution est de faire feu de tout bois, en avançant des propositions concrètes, en soutenant les gouvernements qui vont dans le bon sens et en visant à des ruptures partielles.
Depuis des années, les politiques néolibérales ont eu pour objectif la mise hors la loi de tout instrument de contrôle sur les mouvements de capitaux, avec les résultats que l’on sait. Il faut donc que les pays retrouvent les moyens de maîtriser les flux de capitaux : obligations de dépôts, délai minimal avant le rapatriement des capitaux et des profits, taxation des mouvements spéculatifs. Il faut ensuite renouer avec des exigences de politique industrielle et de développement qui reviennent à imposer certaines conditions à l’investissement international sur deux points essentiels. Le premier est le degré d’intégration, autrement dit le pourcentage minimal de consommations intermédiaires, d’emploi et de ventes sur le marché national. La seconde exigence porte sur les nécessaires transferts technologiques : cessions de brevets, intégration des filières de production. Aujourd’hui, les stratégies des grands groupes consistent à empêcher ou à morceler ces transferts de manière à éviter que les pays du Sud réussissent à « remonter les filières » et à passer du statut de sous-traitant à celui de concurrents.
Les politiques d’alliances régionales doivent être soutenues contre les accords bilatéraux Nord-Sud car elles permettent une relative déconnexion du marché mondial. Quant aux pays du Nord, Union européenne comprise, ils doivent rompre avec leur politique impérialiste visant à ouvrir les marchés et les services publics à leurs multinationales et prendre au contraire l’initiative d’accords de coopération visant à instituer un véritable codéveloppement fondé sur des transferts technologiques, spécialement en matière énergétique.
Des propositions de taxes mondiales permettent de donner un contenu opérationnel à la notion de biens communs. Ainsi, une taxe sur les transactions financières et une taxe kilométrique auraient un effet dissuasif sur la spéculation financière et sur l’intensité du commerce international, tout en permettant d’alimenter des fonds mondiaux consacrés à des objectifs de développement et à la lutte contre le défi climatique.
Le paradoxe de l’altermondialisme est au fond que l’essentiel des alternatives se trouve dans la transformation sociale à l’intérieur de chaque pays. Le moyen le plus sûr de dégonfler la « bulle » de la mondialisation est la mise en place de modèles de développement rééquilibrant la répartition des revenus et donnant la priorité au temps libre au Nord et à la satisfaction des besoins les plus urgents au Sud. Et la protection de telles expériences définit le seul protectionnisme véritablement progressiste.

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Féminismes : vague mondiale et nouvel internationalisme

22 MAI 2020

par Pauline Delage et Fanny Gallot-22 mai 2020

L’ouvrage Féminismes dans le monde. 23 récits d’une révolution planétaire, coordonné par Pauline Delage et Fanny Gallot et publié aux éditions Textuel, revient sur cette dynamique mondiale, en rendant compte de l’hétérogénéité des stratégies et des revendications mises en œuvre, tout en soulignant leurs connexions à d’autres mouvement sociaux.

Sous la forme de contributions originales ou d’entretiens, sont rassemblés dans le livre des textes de chercheuses, journalistes ou militantes féministes d’Algérie, Argentine, Belgique, Canada, Chine, Colombie, Égypte, Équateur, Espagne, France, Inde, Irak, Italie, Maroc, Mexique, Palestine, Sénégal, République dominicaine, Roumanie, Russie, Suisse, Syrie, Thaïlande et Tunisie.

Avant-propos – Des luttes féministes pour une révolution globale

Depuis les années 2010, les mouvements pour les droits des femmes et pour l’égalité se multiplient dans différentes parties du monde. Partout, des femmes luttent contre les violences sexistes, comme en Inde, où des mouvements de protestation ont surgi à la suite d’un viol collectif en 2013 et en Amérique latine, avec le mouvement NiUnaMenos depuis 2015. En 2017, lorsque l’actrice Alyssa Milano reprend sur Twitter l’expression MeToo, qui avait été initialement utilisée dix ans plus tôt par la travailleuse sociale Tarana Burke, pour relayer les témoignages d’agressions sexuelles, une vague de dénonciation des violences sexistes sans précédent est alors lancée et se diffuse sur toute la planète. Dans le même temps, les femmes se mobilisent toujours pour les droits reproductifs. C’est le cas en Pologne en 2016, lorsque des féministes se mettent en grève pour protester contre un projet de loi bannissant l’avortement ; ou encore en Irlande, au moment du mouvement Repeal the 8th pour la légalisation de l’IVG en 2018. Tout en prenant pleinement part aux soulèvements contre l’autoritarisme, le conservatisme et pour la justice sociale, elles ont avancé des revendications spécifiques aux femmes. Au cours des révolutions contre des régimes autoritaires du Printemps Arabe, certaines femmes sont non seulement devenues des figures de la protestation, comme Tawakul Karman qui s’est mobilisée sur les campus du Yémen ou Zainab Al-Khawaja qui a mené une grève de la faim à Barheïn, mais elles ont également rendu visibles les problèmes de violences sexuelles les affectant, comme l’ont fait les militantes de la place Tahrir en Égypte. Après l’accession à la présidence des États-Unis par Donald Trump, des femmes marchent chaque année depuis 2017 en réaction aux propos et comportements sexistes du président et pour protester contre les discriminations ; depuis l’élection de Jair Bolsonaro en tant que président du Brésil en 2019, les Brésiliennes continuent de se mobiliser contre l’extrême droite. Ces quelques exemples, dont on a connaissance de façon éparse à la faveur de leur médiatisation, ne sauraient résumer cette dynamique mondiale qui résonne jusqu’en France. Le 23 novembre 2019, deux jours avant la journée mondiale contre les violences faites aux femmes, près de 100 000 personnes se sont rassemblées en France pour dénoncer les violences sexistes et sexuelles. Non seulement cette manifestation est probablement l’une des plus importantes de l’histoire des féminismes, mais elle ne fait qu’illustrer un contexte plus général où se tiennent quotidienne- ment des actions de rue contre ces violences, contre les féminicides notamment. Du monde politique au cinéma, en passant par l’université, la dénonciation des violences sexistes et sexuelles est de plus en plus visible.

Tant dans les médias que dans les discours politiques, certaines des questions soulevées par les féministes – en particulier les violences sexistes, les inégalités des salaires ou l’avortement –, sont omniprésentes. Ce contexte nouveau est le produit de décennies de mobilisations qui ont rendu légitime l’idée d’égalité entre les femmes et les hommes. Depuis les années 1970, des groupes et associations féministes continuent de se mobiliser pour la conquête des droits dans tous les aspects de la vie des femmes. De plus, des politiques publiques contre les violences masculines, contre les stéréotypes sexistes dans l’éducation et les inégalités dans le monde du travail se sont développées au niveau national. En France par exemple, depuis la loi Roudy en 1986 et celle « tendant à favoriser l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives » en 2000, les lois sur l’égalité professionnelle et la parité en politique se sont imposées. Ni uniforme, ni linéaire, ce changement qui touche différents pays a accompagné ou a été renforcé par des impulsions internationales. Les organisations internationales ont en effet pris part dans la promotion des droits des femmes : l’ONU a ainsi organisé des conférences mondiales, comme à Mexico en 1975, à Copenhague en 1980, à Nairobi en 1985 et à Pékin en 1995, invitant les États à mettre en œuvre des politiques favorisant l’égalité entre les femmes et les hommes. L’imposition de l’idée d’égalité portée par des institutions, des associations ou le monde militant, certes de façon et selon des logiques différentes, se confronte toujours à la réalité : les inégalités perdurent. En témoignent, entre autres, le différentiel de salaire entre les hommes et les femmes, de 24 % en France1, les violences masculines que subissent les femmes2, la division du travail et le travail domestique qui continuent de leur incomber3.

C’est dans ce contexte, de persistance des inégalités face à l’écho du discours pour l’égalité, qu’une nouvelle vague féministe semble envahir la planète. En fonction des configurations historiques locales et nationales, on évoque parfois une troisième ou une quatrième vague pour désigner la séquence actuelle de promotion des droits pour les femmes4. En effet, la première correspond aux revendications pour le suffrage au XIXe siècle et début du XXe siècle, la deuxième au droit à disposer de son corps et à la politisation de la sphère privée dans les années 1970. En suivant des temporalités différentes en fonction des pays, la troisième vague chercherait à interroger l’universalité de l’expérience des femmes, d’une part, dans une approche intersectionnelle, en soulignant leur diversité socio-raciale et sexuelle, d’autre part, dans une perspective queer, en interrogeant la binarité des sexes et des genres. Si l’on accepte cette périodisation, la quatrième serait celle que l’on connait actuellement. À la fois hétérogène et marquée par l’accélération de la circulation internationale rendue possible par les réseaux sociaux, elle accompagne et reconfigure les contestations sociales et écologiques d’ampleur qui surgissent partout : la cause féministe n’est plus considérée comme spécifique, elle irrigue l’ensemble de la société. Cette chronologie est débattue : d’abord, parce que l’historiographie en termes de vagues tend à invisibiliser les mouvements féministes qui existent entre les pics de mobilisation ; ensuite, parce que l’existence d’une troisième vague est minimisée pour certaines, surévaluée pour d’autres5. Peu importe : le féminisme protestataire, qui conteste le monde tel qu’il est et qui agit en premier lieu en dehors des institutions, se voit ravivé à l’échelle globale.

En fonction des contextes des différents pays, les stratégies d’action et les mots d’ordre déployés par les militantes sont variés ; c’est pourquoi on ne saurait parler d’un féminisme, au singulier. Face au pouvoir politique et au féminisme promu par et dans les institutions, les mouvements se recomposent et proposent des modes d’actions et des revendications propres. Cela étant, on peut dresser certains traits communs. Du point de vue de la diffusion, le développement des réseaux sociaux et la forte médiatisation ont favorisé la circulation des revendications et des modes d’action. Pensons bien sûr au lancement de #MeToo qui a permis un mouvement mondial sans précédent contre les violences, mais aussi à la performance des féministes chiliennes de Las Tesis affirmant « le violeur, c’est toi » qui a d’abord eu lieu à l’occasion du 25 novembre 2019 avant d’être reprise aux quatre coins du monde. Du point de vue des revendications, parmi les enjeux les plus visibles figure la dénonciation des violences fondées sur le genre. Mais ces violences ne se limitent pas à celles exercées contre les femmes, toutes les minorités de genre s’organisent contre les stigmatisations. Par ailleurs, l’articulation des oppressions et le fait de penser les minorités et la place des personnes subissant le racisme, l’oppression de classe ou liée aux sexualités dans les mouvements féministes sont dorénavant centraux. Comment construire des revendications communes sans occulter ou écraser les trajectoires sociales et les expériences subjectives diverses ? Se pose dans le même temps la question des liens avec des mouvements sociaux qui ne sont pas uniquement centrés sur le sexisme : comment construire une mobilisation qui prend en compte l’antiracisme et les oppressions liées aux sexualités ? Quelles formes d’alliances peuvent être créées ? Enfin, du point de vue des modes d’actions, outre les manifestations et les performances de rue, la grève féministe est portée dans de nombreux pays. En 1975, 90 % des Islandaises sont en grève pour revendiquer l’égalité des femmes et des hommes dans le monde du travail et la reconnaissance du travail domestique. Le 14 juin 1991, les Suissesses font de même pour l’égalité des salaires, le congé de maternité et le droit à l’avortement. Depuis l’appel international des femmes argentines de 2016, de nouvelles grèves féministes sont organisées en Espagne, en Suisse, en Belgique, en Italie etc. En incluant l’arrêt du travail domestique et des soins, cette forme d’action interroge ce qui est considéré comme « travail » d’une part, donne un sens nouveau à l’instrument de la « grève » d’autre part. La grève met alors en lumière la contribution des femmes non seulement au travail productif, sur le marché du travail, mais aussi au travail reproductif, c’est-à-dire à l’entretien de la vie et au soin des autres, qui est mis en œuvre de manière salariée ou gratuite. Comme l’expliquent plusieurs contributions, il s’agit alors de bouleverser radicalement, le temps d’une journée, l’ordre social en collectivisant et en visibilisant des tâches souvent exercées par des femmes dans les huis clos des foyers. En restant connecté à d’autres luttes, cet élan féministe non seulement s’inscrit dans d’autres mouvements sociaux, qu’ils soient écologiques, décoloniaux, contre l’autoritarisme, mais il les renouvelle en y insérant la perspective féministe et en apportant un lot de militantes politisées.

C’est de ce mouvement mondial et multiforme que traite cet ouvrage. Parce que nous avons nous-mêmes été parties prenantes de ces mobilisations, nous avons voulu donner à voir certaines des luttes féministes qui ont eu lieu de par le monde, en décrivant leurs ressorts politiques et pratiques, les obstacles spécifiques auxquels elles se sont confrontées ainsi que leurs victoires. À travers des témoignages directs et des articles, nous avons cherché à rendre compte de l’expérience des militantes elles-mêmes. Même si tous les pays et tous les mouvements ne sont mal- heureusement pas représentés dans ce livre, il s’est agi de souligner la multitude des modes d’actions – manifestations, grèves, blog, documentaires… –, des types d’organisations – mouvements, collectifs, partis, syndicats – ainsi qu’une palette diversifiée de revendications existantes. Chaque enjeu politique ou stratégique présenté par ces mouvements illustre la grande richesse des questionnements féministes qui gravitent cependant toujours autour d’un objectif commun : construire des droits des femmes, pour toutes les femmes.

In fine, la perspective internationale fait rejaillir la question de la constitution d’un internationalisme féministe, de réseaux de solidarité et de mobilisations capables de dépasser le cadre national sans l’écarter. Développé à partir du XIXe siècle pour structurer le mouvement ouvrier à l’échelle mondiale, l’internationalisme pourrait constituer un prolongement de mobilisations féministes qui sont fragmentées tout en étant liées entre elles, tournées autour de revendications proches mais qui sont mises à l’épreuve des contextes sociaux et politiques locaux. Les Argentines en appellent d’ailleurs de leurs vœux dans leur appel international à la grève féministe pour le 8 mars 2017 :

« Nous tissons un nouvel internationalisme. À partir des situations concrètes qui sont les nôtres, nous interprétons la conjoncture. Nous voyons comment face au virage néoconservateur dans notre région et dans le monde, le mouvement de femmes émerge comme une puissance alternative ». Ce livre montre ainsi en quoi cette dynamique féministe mondiale peut permettre de lutter durablement pour un autre projet de société, émancipateur pour toutes et tous ».

Références

1.Rachel Silvera, Un quart en Des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaire, Paris, La Découverte, 2014.
2.Les enquêtes statistiques Enveff (Enquête nationale sur les violences faites aux femmes en France), coordonnées par l’Institut de démographie de l’université Paris 1 (Inup) et réalisées par une équipe de chercheures du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), de l’Institut national des études démographiques (Ined) et de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) en 2000, plus récemment, CVS (Cadre de vie et sécurité), menées chaque année depuis 2007 par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee), en partenariat avec l’Observatoire national de la délinquance et de la réponse pénale (ONDRP) et le Service statistique ministériel de la sécurité intérieure (SSMSI) depuis 2014, ou encore Virage (Violences et rapports de genre), réalisées en 2015 par l’Ined, rendent compte de l’étendue des violences sexistes et sexuelles.
3.Les enquêtes Emploi du temps de l’Insee documentent ce différentiel, voir Clara Champagne, Ariane Pailhé et Anne Solaz, « Le temps domestique et parental des hommes et des femmes : quels facteurs d’évolutions en 25 ans ? », Économie et statistique, n° 478-479-480, 2015.
4.Aurore Koechlin, La Révolution féministe, éditions Amsterdam, 2019.
5.Bibia Pavard, « Faire naître et mourir les vagues : comment s’écrit l’histoire des féminismes », Itinéraires [En ligne], 2017-2 | 2018, mis en ligne le 10 mars 2018, consulté le 02 janvier 2020. URL : http://journals.openedition.org/itineraires/3787 ; DOI : 10.4000/ itineraires.3787

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La nécessaire politisation de l’antiracisme

Mardi 3 novembre 2015 / DE : SAÏD BOUAMAMA
Publié dans le blogue de Saïd Bouamama | le 30 octobre 2015

Contribution au futur livre d’ATTAC sur l’antiracisme

Le racisme n’est pas une réalité intemporelle pesant sur l’humanité comme une tare originelle ou un défaut permanent qu’il faudrait sans cesse combattre. Il est au contraire un rapport social historiquement daté, mouvant dans ses formes et dans ses cibles et pouvant en conséquence disparaître. Son émergence date de l’apparition d’un système social précis ayant besoin pour s’étendre de justifier une hiérarchisation des groupes humains. L’esclavage et la colonisation comme modalités de l’accumulation primitive du capitalisme européen sont les bases matérielles de l’émergence des théorisations racistes. Auparavant existaient bien sûr des conflits, des guerres et des agressions mais elles n’étaient pas argumentées sur une logique de hiérarchisation de l’humain.
La défense du même système social et économique conduit à une mutation des formes et visages du racisme pour lui permettre de garder son efficacité et ses fonctions de légitimation de l’inégalité. Depuis les écrits d’Aimé Césaire et de Frantz Fanon nous savons que les horreurs de la seconde guerre mondiale ont mis fin au premier âge du racisme : le racisme biologique. Avec le nazisme, cet âge du racisme ne s’appliquait plus seulement aux « autres » qu’il fallait civiliser au besoin par la violence mais à d’autres européens. Les luttes de libération nationale des décennies 50 et 60 vont achever la délégitimation de ce premier âge du racisme. Mais comme l’inégalité et l’exploitation perdurent dans le néocolonialisme, le racisme mute également de visage. Le second âge du racisme est sa forme culturaliste nous apprend Fanon. Désormais ce ne sont plus les « races » qui sont hiérarchisées pour justifier les inégalités mais les cultures.
La fin de l’équilibre bipolaire issu de la seconde guerre mondiale bouleverse une nouvelle fois la donne. La disparition de « l’ennemi rouge » ouvre une séquence historique où la concurrence tend à devenir sans entrave déclenchant une nouvelle course au contrôle des matières premières stratégiques pour l’Afrique et pour le pétrole concernant le Moyen-Orient. De nouvelles guerres coloniales pour l’accès à ces ressources, pour le contrôle des sites géostratégiques et pour faire obstacle aux concurrents se multiplient. Le racisme culturaliste ne suffit plus dans sa forme générale. Une précision des cibles est nécessaire pour justifier les nouvelles guerres coloniales. Le troisième âge du racisme émerge par précision des cibles : l’islamophobie et la négrophobie. Avec ces deux visages, les agressions au Moyen-Orient pour lutter contre « l’islamisme » et en Afrique contre le « tribalisme » trouvent une légitimation au sein des peuples d’Europe et des Etats-Unis.
Par ailleurs la nouvelle séquence historique a aussi pour conséquence une dérégulation généralisée dans les pays économiquement dominants. Paupérisation massive, précarisation généralisée et destruction des conquêtes sociales en sont le résultat. Dans ce contexte le besoin de « souder la nation » pour les classes dominantes fait émerger la nécessité de construire à l’interne des figures de la menace : le musulman, le noir, le Rom. Ce dernier est dès lors construit comme l’image de l’altérité absolue menaçante. La Romophobie n’est ainsi pas un phénomène inexplicable mais est comme la négrophobie et l’islamophobie le résultat d’un besoin de légitimation dans un contexte ultralibéral.
Ces trois nouvelles formes du racisme ont été idéologiquement préparées par des mouvements d’idées diffusées depuis plusieurs décennies. Il s’agit d’une construction par en haut qui, de la théorie de « la fin de l’histoire » de Fukuyama à celle du « choc des civilisations » d’Huntington prépare nos sociétés à ces nouveaux visages du racisme. Leur efficacité s’explique également par les héritages coloniaux qui ont irrigué et imbibé les sociétés dominantes. Aucune déconstruction de l’espace mental colonial et de ses images du noir, de l’arabe et du musulman n’a été mise en œuvre après les décolonisations. Elles pouvaient en conséquence être revivifiées pour les mettre au service des besoins contemporain de la domination.
Il était nécessaire de souligner ces quelques éléments pour mesurer l’ampleur des mutations nécessaires pour que l’antiracisme contemporain soit à la hauteur de la nouvelle situation mondiale et nationale. L’antiracisme moral et de compassion ne peut être d’aucune aide dans le contexte contemporain. Seule la compréhension de la dimension politique du racisme et de l’antiracisme prenant en compte les causalités matérielles internes et externes peuvent permettre de faire reculer « la bête immonde ». Le racisme est une construction étatique liée à l’ultralibéralisme et aux nouvelles guerres coloniales et non une « haine » ou un « rejet » ancré dans une soi-disant « nature humaine ».
L’antiracisme « fraternaliste » pour reprendre une expression d’Aimé Césaire ne nous sera d’aucune utilité non plus. Il débouche sur une euphémisation des enjeux et sur un rapport paternaliste à l’égard des victimes du racisme qui est désormais refusé par les premiers concernés. Seule l’auto-organisation des premiers concernés c’est-à-dire des personnes racisées dans le cadre d’une alliance égalitaire avec les forces sociales et politiques progressistes est susceptible de permettre une reprise de l’offensive. Enfin l’antiracisme général ne désignant pas les cibles et visages contemporains du racisme (islamophobie, négrophobie et Romophobie) est également condamné à l’échec.
Politiser le racisme, partir de l’auto-organisation des premiers concernés et désigner les visages contemporains du racisme, sont pour le Front Uni des Immigrations et des Quartiers Populaire, trois conditions incontournables d’une reprise de l’offensive.
Said Bouamama pour le F.U.I.Q.P.