14 février - Cycle de formations (hiver - été 2021)

1. SOCIALISME OU BARBARIE

Présentation

1. Le but de cette formation

Pourquoi nous croyons que seule la voie révolutionnaire pour renverser le capitalisme et le remplacer par le socialisme permettra la résolution des multiples crises qui menacent aujourd’hui la survie même de la civilisation.

Et donc pourquoi une stratégie exclusivement électoraliste et qui cherche à réformer le capitalisme (c’est-à-dire une stratégie sociale-démocrate, comme celle de la direction de QS) n’est pas capable d’offrir des solutions réelles à ces crises.

2. Révolution et socialisme – quelques définitions

Par révolution nous voulons dire une rupture avec l’ordre politique établi, avec l’État existant.

Par socialisme voulons dire la socialisation des principaux moyens de production et de distribution, leur propriété collective, et leur gestion démocratique et planifiée. Cela seul permettrait un accommodement viable avec l’environnement naturel, la remise en question du patriarcat et du racisme et le mouvement de la société vers une vraie égalité sociale.

3. Les crises et leurs sources dans le capitalisme

Les crises qui présentent la menace de barbarie, remettant en cause une vie minimale civilisée, sont:

– la crise environnementale
– l’impérialisme et le militarisme; la menace d’un holocauste nucléaire
– l’intensification de l’exploitation, le creusement des inégalités, les oppressions de genre, de race, de religion
– une démocratie libérale qui se vide progressivement de substance

3A. Pourquoi le capitalisme ne permet pas la résolution de ces crises?

i. La crise environnementale

Dans son article, Daniel Tanuro explique pourquoi l’économie capitaliste, par sa nature même, est productiviste : elle doit être en expansion permanente. Si le capital accumulé ne trouve pas de toujours nouveaux débouchés profitables pour investissement, l’économie tombe en panne. Elle est comme un vélo qui tombe quand il cesse d’être en mouvement.

Mais cela n’est qu’une partie de l’explication. L’autre partie est qu’une transition et la gestion écologique de l’économie n’est pas possible sans planification, sans la concentration du pouvoir économique entre les mains de la collectivité sous forme d’un État démocratique. Cela demande la nationalisation des secteurs-clefs de l’économie.

Mais cela signifierait la fin de la dominance sociale de la bourgeoisie, de son existence comme classe. Cela est impossible sans révolution, parce que le pouvoir économique de la bourgeoisie lui donne une emprise décisive sur l’État, même quand l’État assume une forme démocratique. L’article qui présente le destin du gouvernement NPD de l’Ontario donne une petite idée de la capacité de résistance et de sabotage dont est capable la bourgeoisie lorsqu’elle confrontée à des politiques qu’elle considère menaçantes. Et dans le cas de ce gouvernement NPD, il s’agissait d’un programme de réforme somme tout modeste.

Cette situation, qui inhérente au capitalisme, explique pourquoi même les plans modestes de réduction des gaz à effet de serre adoptés par les gouvernements ne se réalisent pas.

Notons en passant qu’il n’y rien dans le programme de QS qui donnerait à son gouvernement le pouvoir économique nécessaire réaliser pour une transition et une gestion écologiques de l’économie, même pas la nationalisation du secteur financier.

ii. L’impérialisme, le militarisme, et la menace d’un holocauste nucléaire

Pendant le demi-siècle qui a suivi la Seconde guerre mondiale, la menace soviétique, et plus généralement la « menace du communisme », ont servi de justification d’une série interminable de guerres et d’une course effrénée aux armements. L’URSS n’existe plus et la Chine s’est convertie au capitalisme. Mais les guerres n’ont jamais cessé, et les dépenses mondiales annuelles en armements ont atteint le niveau historique de deux mille milliards de dollars américains.

L’OTAN, alliance militaire créée officiellement pour endiguer l’expansion de l’URSS, qui n’existe plus, mais n’a cessé de s’étendre. L’économie russe n’est qu’un sixième de la grandeur de l’américaine. Mais il faut quand même un ennemi. Alors l’État américain désigne la Russie comme menace à ses intérêts vitaux.

Et l’horloge du Bulletin des scientifiques atomiques est maintenant à 80 secondes de minuit, le plus proche que le monde ait jamais été de l’apocalypse nucléaire.

Sans entrer dans une analyse élaborée, il est clair que le militarisme et les guerres font partie du code génétique du capitalisme.

iii. L’intensification de l’exploitation, le creusement des inégalités et les oppressions de genre, de race, de religion

Depuis bientôt un demi-siècle la part des salaires du travail dans le revenu national global des pays capitalistes diminue, renversant la tendance des trente années dit « glorieuses » qui ont suivi la Second guerre mondiale.

Les travailleuses et les travailleurs n’ont pas participé aux importants gains de productivité de ces dernières décennies. Les salaires réels ont au mieux stagné, tandis que le revenu de ceux et celles en haut de l’échelle ont fortement augmenté.

En même temps la structure des salaires est devenue plus inégale sur de multiples dimensions, notamment celle du genre et de la race et de la géographie.

À cela il faut ajouter l’intensification du travail et la dégradation de sa qualité, cela malgré le progrès de l’informatique, l’automatisation, la robotisation, développement qui en principe permettraient de rendre le travail moins pénible et plus épanouissant.

L’explication de ces tendances est complexe, mais Brenner dans son article présente le facteur fondamental : au milieu des années 1970, le capitalisme est entré dans une phase de crise, dans une longue onde de stagnation ou de croissance ralentie. Pour soutenir la rentabilité du capital, les gouvernements ont restreint les droits syndicaux, dérégulé l’économie, abandonné la politique de plein emploi, privatisé ce qui était nationalisé, adopté des politiques d’austérité, et embrassé la mondialisation, ce qui a facilité la délocalisation des entreprises là où le travail est moins cher et a mis les travailleurs et les travailleuses du monde entier en concurrence les un.e.s avec les autres.

Comme Brenner, Schwartz et Sunkara l’expliquent, les gouvernements sociaux-démocrates ont participé à ce revirement. Pourquoi? Brenner explique cela par la situation sociale privilégiée des leaders syndicaux et sociaux-démocrates, situation qui les lie au système capitaliste et qui les rend allergiques à une lutte de classes d’envergure.

Ces gens sont attachés par des liens économiques et sociaux au capitalisme. La perspective de révolution les remplit d’horreur. Ils et elles voient la révolution uniquement comme chaos, destruction, comme crise sans fin.

Puisqu’ils et elles rejettent la perspective du socialisme, au pouvoir ils et elles doivent gérer le capitalisme. Mais gérer le capitalisme veut dire gagner la confiance du monde des affaires, puisque le pouvoir économique sous le capitalisme se trouve entre les mains de la bourgeoisie, des détenteurs et des détentrices du capital. Ce sont elles et eux qui décident d’investir ou de ne pas investir, en quoi investir et où investir, embaucher ou licencier.

C’est pour cette raison que dans cette longue onde dépressive du capitalisme, les sociaux-démocrates ont abandonné leur réformisme précédent pour devenir des sociales-libérales et sociaux-libéraux.

iv. Mondialisation et onde longue dépressive (1970-…)

Au milieu des années 1970, le capitalisme est entré dans une phase de crise, dans une onde longue de stagnation et de croissance ralentie.

Pour soutenir la rentabilité du capital, les gouvernements ont restreint les droits syndicaux, dérégulé l’économie, abandonné la politique de plein emploi, privatisé ce qui était nationalisé, adopté des politiques d’austérité.

La mondialisation a facilité la délocalisation des entreprises là où le travail est moins cher et a mis les travailleurs et travailleuses du monde entier en concurrence les un.e.s avec les autres

Les directions syndicales et les dirigeants sociaux-démocrates se sont adaptées aux pressions de la classe capitaliste pour faire face à la crise

• Elles se sont attachées par des liens économiques et sociaux au capitalisme
• La perspective de révolution les remplit d’horreur. Ils et elles voient la révolution uniquement comme chaos, destruction et crise sans fin.
• Elles finissent participer à la gestion du capitalisme.

v. La crise de la démocratie libérale

Une dernière dimension de la crise du capitalisme est le creusement de la démocratie libérale, qui est un système politique qui se vide progressivement de substance, n’offrant pas de véritables choix politiques. Avec la disparition des partis communistes et le virage social-libéral de la social-démocratie, les choix réels lors des élections sont devenus des variantes plus ou moins sévères du néo-libéralisme. La différence réelle entre les partis principaux s’estompe.

Sous le néo-libéralisme des enjeux importants de la société ont été effectivement mis hors du jeu électoral et parlementaire, enjeux comme traités du dit libre-échange, la politique d’emploi, la politique de la banque centrale, et ainsi de suite.

Conclusion et quelques questions à discuter (?)

La nécessité de révolution pour effectuer la transition au socialisme est dictée par le fait que la bourgeoisie ne cède jamais sa dominance sociale sans recours à des moyens qui sortent du cadre légal-politique existant. À un moment donné, un affrontement de « forces nues » est inévitable. La violence et la durée de cet affrontement dépendront du rapport de forces entre les classes. Mais toute l’histoire du socialisme enseigne qu’une transition pacifique au socialisme dans le cadre de l’État capitaliste libéral, même lorsque le parti socialiste jouit d’une majorité, est impossible.

Questions en débat

Pourquoi croyons-nous que l’alternative qui se présente à l’humanité est « socialisme ou barbarie »?
Pourquoi la résolutionde ces crises n’est pas possible dans le cadre du capitalisme?
Comment concevoir la lutte pour la majorité populaire?

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Lectures proposées

Un système en crise : le capitalisme tardif

7 janvier 2021
Bernard Rioux

1. La vie et la civilisation humaine sur une planète menacée

Les bouleversements climatiques sont maintenant visibles pour la majorité de la population. Les périodes de canicule deviennent de plus en plus dangereuses. Les sécheresses provoquent partout d’immenses incendies. Des pluies diluviennes provoquent des inondations à certains endroits. Ouragans ou typhons sont plus destructeurs. La fonte des calottes glaciaires rehausse le niveau des eaux qui submergent des zones côtières, d’où des déplacements majeurs de populations. L’agriculture peine à empêcher les famines. L’accès à l’eau potable devient plus difficile pour d’importantes parties de la population humaine.
Mais il y a plus que les dérèglements climatiques. L’effondrement de la biodiversité résulte des rapports prédateurs imposés au monde vivant. L’agriculture capitaliste caractérisée par les monocultures, l’utilisation intensive des pesticides et la déforestation réduit les espaces de vie des non-humains. La pêche industrielle, par la multiplication des bateaux-usines, mène à la disparition de nombreuses espèces marines. Les élevages massifs créent des lieux de propagation de virus qui migrent des espèces animales vers l’espèce humaine. Les pollutions de toutes sortes (particules fines, continents de plastique, pollution par l’industrie chimique, aliments industriels porteurs de maladies) montrent que les rapports humains à l’environnement se trouvent au fondement d’une crise écologique aux conséquences mortifères.
Ces changements provoquent des migrations climatiques qui affectent des centaines de millions de personnes. De plus en plus, ces migrations, originellement effectuées à l’intérieur des pays et sur un axe sud-sud, se multiplient sur un axe sud-nord comme les vagues de migrations récentes du Moyen-Orient et de l’Afrique.
Dans ce texte, nous allons esquisser les dimensions politiques de cette crise globale, en insistant sur certains facteurs : le rôle de l’impérialisme et l’exacerbation de la lutte pour les ressources ; la multiplication des guerres ; la montée des régimes autoritaires et le recul de la démocratie au Nord comme au Sud, à l’enseigne de la peur de l’autre, de la xénophobie et du racisme. Nous conclurons en abordant des pistes permettant de fédérer les forces qui résistent à ces dynamiques destructrices.

2. La phase chaotique et destructrice du capitalisme tardif

La prédation impérialiste

La prédation impérialiste conduit au quasi-épuisement de plusieurs ressources de la planète. Elle s’impose dans une société productiviste et consumériste qui prétend que sa croissance ne doit pas connaître de limites, malgré les limites bien connues de la planète. Appuyés par les États impérialistes et les institutions internationales – Banque mondiale, Fonds monétaire international (FMI), Organisation mondiale du commerce – à leur service, les multinationales qui planifient leurs stratégies d’accumulation s’accordent le droit de s’emparer des énergies fossiles et des richesses minières partout sur la planète, de détruire l’agriculture d’autosubsistance et de produire à moindre coût en exploitant la main-d’œuvre du Sud. Ces États impérialistes étendent leur puissance souveraine sur des États dominés et exercent leur prétendu « droit d’ingérence » pour imposer la domination de leurs entreprises, de leurs modes d’organisation politique et de leurs valeurs.
Au nom du libre-échange et des ajustements structurels, les institutions comme la Banque mondiale et le FMI contraignent les États du Sud à renoncer à des dépenses vitales en matière de santé, de logement et d’éducation, ce qui provoque la détérioration radicale de la qualité de vie de vastes secteurs de la population. Des régions sont transformées en zones franches dans lesquelles les multinationales exploitent les travailleurs et les travailleuses pour des salaires de misère et des conditions de travail extrêmement difficiles. Alors que les politiques néolibérales des États impérialistes affaiblissent leur propre système de santé – comme l’a démontré la pandémie du coronavirus –, les pays du Sud se retrouvent sans les structures sanitaires essentielles pour soigner leur population.

La multiplication des guerres
Les guerres de prédation sur les richesses naturelles et les ressources alimentaires ainsi que les guerres de démantèlement de territoires nationaux pour renforcer les positions géostratégiques des puissances impérialistes marquent notre époque néolibérale, d’où le développement des industries d’armements et d’armées qui portent une responsabilité importante dans une croissance énergivore qui affecte l’ensemble du système-terre. Parallèlement se multiplient des milices privées qui mènent des guerres d’extermination et favorisent le surgissement d’idéologies racistes. On « décivilise » de larges secteurs de la population comme on peut le voir dans la société étatsunienne qui vit encore les conséquences de l’esclavagisme qui a marqué l’histoire de ce pays.

La montée des régimes autoritaires

Pour la classe dominante, il s’agit non seulement de repousser les pressions populaires, mais d’utiliser la répression policière et judiciaire et parfois militaire pour casser les mobilisations. Il lui importe de réduire les espaces démocratiques afin de défendre le maintien de la société capitaliste malgré les inégalités de plus en plus grandes. Les dernières décennies ont démontré que la logique capitaliste conduit l’oligarchie régnante à faire des choix proprement suicidaires, en poursuivant des politiques de soutien aux énergies fossiles, la croissance à tout prix, le consumérisme et le gaspillage sans limites, la privatisation des services publics et la militarisation de l’économie. L’unique objectif est de renforcer l’accumulation capitaliste. Devant les mobilisations pour le climat, particulièrement celle de la jeunesse, les classes capitalistes et leurs gouvernements se complaisent dans des manœuvres mensongères. Jusqu’à maintenant, les puissances capitalistes refusent de signer tout traité contraignant et de prendre des mesures concrètes face aux dangers du réchauffement climatique et, plus largement, de la crise environnementale.
Des secteurs climatonégationnistes placent au-dessus de tout le « droit » des entreprises de continuer leurs stratégies d’accumulation qui conduisent à la destruction des écosystèmes. Trump, Bolsonaro ou Orban « aiment gouverner de façon autoritaire, ont peu de respect pour les institutions, s’opposent à l’immigration, soutiennent une exploitation sans limites des ressources, s’appuient sur des religieux ultraconservateurs et accordent peu de place aux femmes, quand ils ne sont pas carrément misogynes ».

Xénophobie, racisme et migrations

La mise en place d’États autoritaires mène à des crises d’hégémonie, où les classes dominantes ne peuvent plus faire croire qu’elles agissent pour la majorité de la population. Ces crises facilitent la remontée des mouvements de droite et d’extrême droite, comme on le constate en Russie, en Pologne, en Hongrie, mais également, en France, en Italie, aux États-Unis, en Allemagne. On observe également ce phénomène dans les pays du Sud, que l’on pense aux fondamentalismes hindou ou musulman. Dans ces cas, l’avenir de la nation et sa protection deviennent la référence majeure des protagonistes. Les forces nationalistes de droite élaborent des discours xénophobes dirigés non plus contre un ennemi de l’« extérieur », mais contre une menace « intérieure », celles des travailleurs et des travailleuses d’origine arabe, africaine, haïtienne ou plus généralement, contre les musulmans et les juifs.
L’immigration – actuelle et à venir – provoquée par les bouleversements climatiques occupe une place centrale dans ces politiques. Il s’agit, d’une part, d’ajuster de façon stricte des permissions d’entrée sur le territoire aux besoins des entreprises et, d’autre part, de rejeter les personnes qui cherchent à migrer pour trouver de meilleures conditions de vie; d’où la multiplication des murs physiques ou virtuels, amplifiés par les discours xénophobes et racistes qui visent à sanctuariser le territoire des différents pays capitalistes avancés. L’écoanxiété et la peur des personnes migrantes créent un terrain fertile aux discours de la droite et de l’extrême droite, à la résurgence des théories du bouc émissaire et à la désorientation de larges secteurs de la population. Ces interventions, qui appartiennent au champ nationaliste dominant dans les forteresses impérialistes, n’ont rien à voir avec la défense des nations opprimées, laquelle s’inscrit dans un cadre anti-impérialiste et anticolonialiste.
La montée du nationalisme xénophobe et raciste – et particulièrement de l’islamophobie – se développe contre les travailleuses et travailleurs migrants d’origine arabe, africaine, moyen-orientale ou haïtienne. Ce nationalisme s’explique par le déclin des projets d’émancipation de la gauche, par le recul de la solidarité de classe et des capacités de résistance au néolibéralisme et par la dérive néolibérale de la social-démocratie. Au Québec, l’audience de ces discours s’élargit en lien avec l’orientation de la direction péquiste vers le nationalisme ethnique et la prise du pouvoir par la Coalition Avenir Québec (CAQ) qui joue sur les craintes identitaires. Que le Parti libéral (PLQ), le Parti québécois (PQ) et la CAQ aient rejeté la tenue d’une simple commission d’enquête sur le racisme systémique montre le danger de voir se renforcer le poids des forces politiques xénophobes et racistes.

L’affirmation éhontée de la domination patriarcale

La nouvelle phase de la mondialisation capitaliste – alors que la crise climatique est devenue visible au monde entier – approfondit le formatage de subjectivités propres à la guerre et à la construction du mâle blanc combattant pour le maintien des formes actuelles de la société dominante. Cette spirale continue de définir les femmes comme une minorité de genre pouvant être soumise à des féminicides, et de définir les colonisé·e·s comme une minorité de race devant être asservie aux besoins du maintien de la domination blanche.
Les changements climatiques affectent de manière disproportionnée les groupes sociaux les plus vulnérables. C’est le cas des femmes et des filles, en raison notamment des rôles et des tâches qui leur sont attribués – s’occuper des terres, aller chercher l’eau, s’occuper des enfants et de la famille – et des discriminations auxquelles elles font face – accès restreint aux ressources et à l’éducation. Dans le cas d’une catastrophe naturelle, le risque de décès est 14 fois plus élevé chez les femmes et, pendant les déplacements causés par des événements climatiques extrêmes, le risque de violence et d’agressions sexuelles augmente pour les femmes et les filles. Les effets des changements climatiques entraînent des conséquences désastreuses sur leur santé, leur sécurité, leurs droits et leur situation économique.

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Comment le patriarcat et le capitalisme renforcent-ils conjointement l’oppression des femmes ?

Mardi 2 juin 2020 / DE : DENISE COMANNE
Denise Comanne (1949-2010) -tiré de : [CADTM-Infolettre]

Le patriarcat

L’oppression des femmes est très ancienne : elle préexiste au capitalisme qui est aussi un système d’oppression mais plus global. On appelle « patriarcat » l’oppression que les femmes subissent en tant que femmes de la part des hommes. Cette oppression se reproduit de multiples façons au delà de l’aspect strictement économique : par le langage, la filiation, les stéréotypes, les religions, la culture… Cette oppression prend des formes très différentes selon par exemple qu’on vit au Nord ou au Sud de la planète, en milieu urbain ou en milieu rural.

La révolte contre l’oppression ou l’exploitation ressentie ne débouche pas ipso facto sur la mise en cause du patriarcat (la classe ouvrière opprimée ne décide pas non plus ipso facto de mettre fin au capitalisme et, pourtant, il est plus « facile » de réagir à l’oppression du patron qu’à celle du compagnon). Pour cela, il faut encore pouvoir se débarrasser des explications les plus courantes, qu’elles soient d’inspiration physiologique (appareil sexuel ou cerveau différent) ou psychologique (caractère passif, docile, narcissique, etc.) pour déboucher sur une critique politique du patriarcat, en tant que système de pouvoir dynamique, capable de se perpétuer, et qui résiste à toute transformation de son noyau central : la suprématie des hommes .

Être féministe, c’est donc prendre conscience de cette oppression et, ayant pris conscience que c’est un système, travailler à le détruire pour permettre l’émancipation (la libération) des femmes.

Caractéristiques du patriarcat 

La domination masculine ne se réduit pas à une somme de discriminations. C’est un système cohérent qui façonne tous les domaines de la vie collective et individuelle.

1) Les femmes sont « surexploitées » sur leur lieu de travail et elles fournissent – en plus -de longues heures de travail domestique mais ces dernières n’ont pas le même statut que les heures de travail salarié. Sur le plan international, les statistiques montrent que si on prend en compte le travail professionnel des femmes qui est rémunéré, plus le travail domestique, le groupe des femmes produit un « surtravail » par rapport à celui des hommes. Cette non-mixité dans les tâches et les responsabilités familiales est la face visible (grâce aux féministes) d’un ordre social fondé sur la division sexuelle du travail, c’est à dire sur une répartition des tâches entre les hommes et les femmes, suivant laquelle les femmes seraient censées se consacrer prioritairement et « tout naturellement » à l’espace domestique et privé tandis que les hommes se consacrent à l’activité productive et publique.

Cette répartition loin d’être « complémentaire » définit une hiérarchie entre les activités « masculines » (valorisées) et les activités « féminines » (dévalorisées). Elle n’a jamais correspondu, dans les faits, à une égalité. La grande majorité des femmes a toujours cumulé une activité productive (au sens large du terme) et l’entretien du groupe domestique.

2) La domination se caractérise par une absence totale ou partielle de droits. Les femmes mariées au 19e siècle en Europe n’avaient quasiment pas de droits ; ceux des femmes d’Arabie saoudite aujourd’hui sont réduits à peu de choses (généralement, les femmes qui vivent dans des sociétés où la religion est une affaire d’État, ont des droits fort limités).

Les droits des femmes occidentales se sont par contre considérablement élargis sous l’influence du développement du capitalisme – elles devaient pouvoir travailler et consommer « librement » – mais aussi et surtout grâce à leurs luttes.

Les femmes n’ont pas cessé de lutter collectivement depuis deux siècles pour revendiquer le droit de vote, le droit au travail, de se syndiquer, la libre maternité, l’égalité pleine et entière au travail, dans la famille et dans l’espace public.

3) La domination s’accompagne toujours d’une violence, qu’elle soit physique, morale ou « idéelle ».

La violence physique, ce sont les violences conjugales, le viol, les mutilations génitales, etc. Cette violence peut aller jusqu’au meurtre. Les violences morales ou psychologiques, ce sont les insultes, les humiliations. Les violences « idéelles », ce sont les violences inscrites dans les représentations (les mythes, les discours, etc.). Par exemple, chez les Baruya (population de la Nouvelle Guinée) où les hommes exercent leur domination sur tous les terrains, le lait des femmes n’est pas considéré comme un produit féminin mais comme la transformation du sperme des hommes. Or, cette représentation du lait comme produit dérivé
du sperme est une forme d’appropriation par les hommes du pouvoir de procréation des femmes, et c’est une manière d’inscrire dans la représentation des corps, la subordination des femmes.

4) Les rapports de domination s’accompagnent le plus souvent d’un discours qui vise à faire passer les inégalités sociales pour des données naturelles. L’effet de ce discours, c’est de faire admettre ces inégalités comme un destin incontournable : ce qui relève de la nature, ne peut pas être changé.

On trouve ce type de discours dans la plupart des sociétés. Par exemple dans la société grecque antique, il est fait référence aux catégories du chaud et du froid, du sec et de l’humide pour définir la « masculinité » et la « féminité ». Voici l’explication donnée par Aristote : « Le mâle est chaud et sec, associé au feu et à la valeur positive, le féminin est froid et humide, associé à l’eau et à la valeur négative (…) ». C’est qu’il s’agit, dit Aristote, d’une différence de nature dans l’aptitude à « cuire » le sang : les règles chez la femme sont la forme inachevée et imparfaite du sperme. Le rapport perfection/imperfection, pureté/impureté, qui est celui du sperme et des menstrues, donc du masculin et du féminin trouve par conséquent chez Aristote son origine dans une différence fondamentale, biologique.Une inégalité sociale inscrite dans l’organisation sociale de la cité grecque (les femmes ne sont pas citoyennes) est transcrite en termes de nature, dans la représentation des corps.

Dans d’autres sociétés, ce sont d’autres qualités « naturelles » qui sont associées à l’homme ou à la femme et qui aboutissent elles aussi à une hiérarchisation entre le groupe des hommes et celui des femmes. Un exemple, celui de la société des Inuits : là, le froid, le cru et la nature sont du côté de l’homme, alors que le chaud, le cuit et la culture sont du côté de la femme. C’est l’inverse dans les sociétés occidentales, où l’on associe homme-culture/femme-nature. On peut donc constater qu’avec des qualités « naturelles » différentes (froid et chaud pour les femmes par exemple), on aboutit néanmoins à les rationaliser dans un rapport social hiérarchisé entre les hommes et les femmes (quelle que soit la qualité « naturelle », c’est moins bon chez la femme).

Il ne s’agit pas de nier ainsi toute différence biologique entre les hommes et les femmes. Constater une différence, ce n’est pas admettre automatiquement une inégalité. Mais quand, dans une société, est monté en épingle un ensemble de « différences naturelles » non pas entre tel ou tel individu mais entre des groupes sociaux, on doit soupçonner un rapport social inégalitaire masqué derrière le discours de la différence.

Ce discours de « naturalisation » n’est pas spécifique aux rapports de domination des hommes sur les femmes, on le trouve par exemple dans la manière de décrire la situation des noirs. Certains discours tendaient ainsi à justifier la situation d’exploitation et d’oppression des noirs, sous ses différentes formes, par leur « paresse » congénitale. On le constate également à propos des prolétaires du XIX siècle : à cette époque, on expliquait leur impossibilité de sortir de la pauvreté par le fait qu’ils étaient des ivrognes par nature, de père en fils.

Ce type de discours tend à transformer des individus intégrés dans des rapports sociaux en « essences » avec des « qualités » définitives, relevant de la nature, qui ne peuvent pas être changées et qui donc justifient, légitiment ces rapports d’inégalité, d’exploitation, d’oppression etc.

5) S’il n’y a pas de luttes, le type de discours de « naturalisation » peut très bien être intériorisé par les opprimées.

En ce qui concerne les femmes, par exemple, l’idée suivant laquelle, parce que ce sont elles qui portent les enfants et les mettent au monde, elles seraient « naturellement » plus douées que les hommes pour s’en occuper, quand ils sont petits du moins, est largement répandue. Pourtant, les jeunes femmes sont souvent aussi démunies que leur conjoint dans les premiers jours qui suivent la naissance. Par contre, elles ont souvent été préparées psychologiquement (à travers l’éducation et les normes diffusées dans l’ensemble de la société) à cette nouvelle responsabilité qui va nécessiter un apprentissage. Cette répartition des tâches à propos des enfants (qui confient quasi exclusivement aux femmes les soins matériels des bébés) n’a rien de « naturel » ; elle relève de l’organisation sociale, d’un choix collectif de société même s’il n’est pas formulé explicitement. Le résultat est bien connu : ce sont majoritairement les femmes qui doivent se débrouiller pour « concilier » travail professionnel et responsabilités familiales, au détriment de leur santé et de leur situation professionnelle, les hommes, quant à eux, étant privés de ce contact permanent avec les jeunes enfants.

Cette naturalisation des rapports sociaux s’inscrit inconsciemment (subtilement) dans les comportements des dominants et des dominées et les pousse à agir conformément à la logique de ces rapports sociaux, les hommes devant se conformer (dans les sociétés méditerranéennes par exemple) à la logique de l’honneur (ils doivent à tout moment faire la preuve de leur « virilité »), les femmes à celle de la discrétion, du service, de la docilité.

Ce discours de « naturalisation », porté par les dominants, aboutit au fait que les individus des deux sexes se voient coller une étiquette, assignés à une identité unique et dans certains cas, persécutés ou du moins maltraités, au nom de leur origine sociale, de la couleur de leur peau, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, etc. Dans les sociétés occidentales, le modèle de référence a longtemps été, et reste encore très largement, celui de l’homme, blanc, bourgeois, chrétien, hétérosexuel. Seule une personne réunissant ce type de caractéristiques pouvait prétendre être un individu à part entière et pouvoir parler pour l’humanité. Tous les autres, les noirs, les juifs, les tziganes, les homos, les travailleurs immigrés et leurs enfants, les femmes (ces dernières pouvant d’ailleurs concentrer sur elles plusieurs de ces « stigmates ») devaient et doivent encore se justifier pour bénéficier des mêmes droits que les dominants.

Le capitalisme intervient

Autrefois, quand on interrogeait les enfants à l’école sur la profession de leurs parents respectifs, on leur apprenait que si leur maman était femme au foyer, il fallait inscrire « néant ». Ce « néant »-là témoigne mieux que tout autre de « l’invisibilité » du travail domestique des femmes dans les sociétés capitalistes avant le renouveau du féminisme à la fin des années 1960. Ce sont les féministes qui, en effet, ont mis en évidence l’importance et la diversité des activités réalisées par les femmes « gratuitement » dans la famille.
Si on essayait de chiffrer la contribution invisible des femmes, non traduite en valeur monétaire (parce qu’elle ne fait pas l’objet d’une vente ou d’un achat), le PNUD estimait dans son rapport 1995 qu’elle aurait représenté l’équivalent de 11 000 milliards de dollars. Il faut mettre ce chiffre en rapport avec celui de la production mondiale, estimée à l’époque à 23 000 milliards de dollars, pour avoir une idée de ce que représente l’apport des femmes à l’entièreté de l’humanité (PNUD, 1995, p. 6).

A ces 11 000 milliards de dollars, il faudrait ajouter la contribution des femmes qui fait l’objet de rapports marchands (travail salarié, par exemple). Il faudrait enfin prendre en considération que, à travail égal, le montant des salaires payés aux femmes est en général inférieur à celui payé aux hommes.

Les tâches domestiques sont les tâches de reproduction de la force de travail ; elles sont effectuées au sein du cadre familial et l’immense majorité de ce travail est assuré GRATUITEMENT par les femmes (80 % des tâches domestiques sont assumées par les femmes). Le système capitaliste n’a jamais voulu jusqu’ici transformer entièrement les tâches domestiques en professions rémunérées par un salaire et/ou en produits à vendre sur le marché. Pour réussir ce tour de force, il a fallu que, via le patriarcat, les femmes comme les hommes intériorisent et développent l’idée selon laquelle il y aurait une prédisposition des femmes à l’accomplissement des tâches domestiques.

La question du travail domestique des femmes (sphère privée) est donc centrale dans l’analyse de leur situation

La tendance du système capitaliste à réorganiser à son profit l’économie à l’échelle mondiale a des répercussions directes sur les rapports entre les sexes. L’analyse des méthodes employées montre, d’une part, que le système capitaliste se nourrit d’un système d’oppression préexistant, le patriarcat, et d’autre part, qu’il en accuse les traits. En effet, l’oppression des femmes est un outil permettant aux capitalistes de gérer l’ensemble de la force de travail à leur profit. Elle leur permet aussi de justifier leurs politiques quand il leur est plus profitable de déplacer la responsabilité du bien-être social de l’État et des institutions collectives vers “ l’intimité ” de la famille. Autrement dit, quand les capitalistes ont besoin de main d’œuvre, ils vont chercher les femmes et les paient moins que les hommes (ce qui, par voie de conséquence, tire tous les salaires vers le bas). Dans ce cas, l’État est poussé à réaliser des services qui facilitent un peu la tâche des femmes ou leur permettent de se dégager de certaines responsabilités. Mais s’ils n’ont plus besoin de main d’œuvre féminine, ils renvoient les femmes à leurs foyers où se trouve leur « véritable place » selon le patriarcat.

Il n’existe encore aucun pays au monde, même parmi les plus avancés en ce domaine, où les revenus des femmes soient égaux aux revenus des hommes. Certains pays industrialisés reculent même sérieusement dans la liste du développement humain si l’on considère cette donnée : le Canada recule de la 1re place à la 9e, le Luxembourg recule de douze places, les Pays-Bas de seize, l’Espagne de vingt-six (PNUD, 1995). Les carrières majoritairement occupées par des femmes sont dévalorisées (travail de la santé, enseignement).
Lorsque le capitalisme traverse des crises et qu’il met en place des plans d’austérité, les femmes sont les premières exclues des allocations sociales (indemnités de chômage par exemple) quand celles-ci existent. Ailleurs, on les poussera vers des emplois où le salaire est très inférieur, comme le travail en zones franches (au Mexique, dans ce secteur, les salaires des femmes se sont effondrés de 80 % à seulement 57 % de ceux des hommes) ou on les glorifiera de travailler avec un salaire dérisoire dans la multitude de travaux du secteur informel, hors des réglementations “ paralysantes ” des États.

Le droit des femmes au travail est remis en cause par mille astuces gouvernementales. Il y a évidemment le “ choix ” du temps partiel qui va du mi-temps au contrat “ zéro ” où la travailleuse reste à disposition du patron de zéro heure à n’importe quel nombre d’heures selon les besoins, et cela alors que pratiquement tous les sondages prouvent que la majorité des travailleuses est demandeuse d’un temps complet. La réduction croissante de services comme les crèches, les garderies, ou la privatisation d’autres comme les maisons de repos pour personnes âgées multiplient les embûches rencontrées par la femme au travail. “ L’égalité du travail ” introduit le travail de nuit pour les femmes en négatif. Il est clair que pour les services de sécurité, de soins, etc., il est correct d’avoir établi l’égalité de travail des femmes. Mais ce qui était en jeu dans ce soi-disant progrès égalitaire, c’était de permettre aux femmes de travailler de nuit à la chaîne, par exemple. Or, il n’est absolument pas vital de construire une voiture pendant la nuit. La mesure d’égalité de travail de nuit entre les hommes et les femmes aurait donc dû être – selon un féminisme bien pensé – de supprimer le travail de nuit pour les hommes. De plus, ce travail de nuit à la chaîne, inacceptable par principe, n’est pas vivable la plupart du temps, vu travail des femmes encore actuellement dans la sphère familiale.

« Pour gérer la question du travail des femmes, le capitalisme va s’appuyer sur le patriarcat, s’en servir comme levier pour ses objectifs et le renforcer »

La question du travail des femmes dans la production (sphère publique) est donc tout aussi centrale
Pour gérer cette question, le capitalisme va s’appuyer sur le patriarcat, s’en servir comme levier pour ses objectifs et, parallèlement, le renforcer.

Le fait que les femmes soient reléguées – par le patriarcat – aux tâches domestiques, va permettre aux capitalistes de justifier la surexploitation salariale des femmes par l’argument que leur travail serait moins productif que celui des hommes (faiblesse, règles, absentéisme pour grossesse, allaitement, garde des enfants et des parents malades…). C’est la question du salaire d’appoint. Encore aujourd’hui, à compétences égales et à travail égal, les femmes sont payées environ 20 % de moins que les hommes. Double intérêt pour les capitalistes : d’une part, ils disposent d’une main d’œuvre meilleur marché et plus flexible (c’est une main d’œuvre de réserve employable en fonction des fluctuations du marché) et, d’autre part, cela leur permet de tirer l’ensemble des salaires vers le bas.

Cette question générale du travail des femmes dans la sphère privée et dans la sphère publique reflète donc soit leur oppression (quand par exemple, des politiques d’extrême droite ou d’intégrisme religieux les forcent à rester à l’intérieur de la maison), soit leur libération (politiques progressistes d’égalité de salaire, de création d’emplois, de services publics gratuits…).

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Partant du constat de l’importance du travail domestique, le courant féministe « luttes de classe », en fait l’analyse suivante:

L’oppression des femmes a précédé le capitalisme mais ce dernier l’a profondément modifiée
Le travail domestique, au sens précis du terme, est né avec le capitalisme. En remplaçant, dans une large mesure, la petite production marchande agricole et artisanale par la grande industrie, il a formalisé de plus en plus la séparation entre les lieux de production (les entreprises) et les lieux de reproduction (la famille), assignant aux femmes ce rôle de responsable du logis. Cette nouvelle idéologie de la femme au foyer, apparue avec la bourgeoisie, a renforcé le mépris qui pesait sur les femmes « contraintes » de travailler à l’extérieur, faute d’un mari susceptible de les entretenir. Cette idéologie ne fut pas propre à la bourgeoisie, elle a au contraire contaminé tout le mouvement ouvrier naissant. Mais, contrairement aux idées reçues, les femmes des milieux populaires n’ont pas cessé de travailler, prises dans les contradictions multiples liées à leurs tâches dans la famille et leurs pénibles conditions de travail. C’est pourquoi, il nous semble indispensable d’analyser conjointement l’articulation entre capitalisme et oppression patriarcale.

Le capitalisme est un mode de production dynamique et agressif et, à ce titre, il pénètre tous les rapports sociaux, y compris les rapports sociaux de sexe. Le capitalisme n’a pas hésité par exemple à faire appel massivement à la main d’œuvre féminine et enfantine très bon marché, au début du 19e siècle, pour augmenter la production et ainsi ses profits. Au fil des siècles, cette recherche du profit maximal a conduit le capitalisme à mettre en cause (partiellement du moins) l’autorité paternelle et maritale, pour faire des femmes des travailleuses « libres » de vendre leur force de travail sans l’autorisation de leur mari et des consommatrices à part entière.

Cet appel à la main d’œuvre féminine a connu de nouveaux développements au début des années 1960 et aujourd’hui encore sur le plan mondial. Avec la délocalisation des industries traditionnelles ou de pointe, en Afrique du Nord, en Amérique latine ou en Asie, le patronat, recherchant de nouveaux profits, a recruté sur le marché du travail des jeunes femmes. Ces jeunes ouvrières surexploitées ont pu néanmoins acquérir ainsi une certaine indépendance financière par rapport aux hommes de la famille, propice à l’exigence de nouvelles libertés.

Par ailleurs, dans les pays capitalistes développés, de plus en plus d’activités qui étaient réalisées dans la famille, sont externalisées, prises en charges dans un premier temps par les services publics (école, santé, etc.) ou de plus en plus médiatisées par le marché : la fabrication des vêtements, les repas, etc.

L’oppression des femmes est utile au système capitaliste

Le capitalisme, tout en favorisant, au nom des profits, une certaine émancipation des femmes, reste malgré tout très attaché à l’institution familiale traditionnelle. Pourquoi ?
Dans nos sociétés, la famille joue un rôle fondamental dans la reproduction des divisions (et de la hiérarchie) à la fois entre les différentes classes sociales et entre les genres auxquels sont assignées des fonctions économiques et sociales différentes : au nom de leur fonction « maternelle », les femmes doivent assumer l’ensemble des tâches liées à l’entretien et à la reproduction de la force de travail et de la famille ; les hommes, eux, sont toujours censés être les pourvoyeurs économiques principaux. Ce qui permet, au nom de la prétendue complémentarité des rôles, dans le cadre de la ségrégation professionnelle, de maintenir des discriminations salariales au détriment des femmes.

La famille joue en outre un rôle de « régulateur » du marché du travail. En période d’expansion économique, comme cela a été le cas pendant une trentaine d’années, jusqu’au milieu des années 1970, les femmes ont été massivement sollicitées comme main d’œuvre bon marché dans toute une série de branches industrielles comme l’électronique, puis comme salariées dans le tertiaire. Mais en phase de récession économique, comme celle que l’on a connue dans les trente dernières années, les employeurs et l’État n’ont de cesse d’inciter les femmes à se retirer partiellement ou totalement du marché du travail, pour aller se consacrer à « leur » vocation maternelle. Quand il y a des reprises économiques (quel que soit leur degré de durabilité), certains investissements sont envisagés à nouveau dans les équipements collectifs, non pas prioritairement dans un souci d’égalité, mais avant tout pour « libérer » la force de travail féminine soumise à la flexibilité des horaires.

Quelle que soit la période, le travail domestique des femmes permet à l’État de faire des économies en matière d’équipements collectifs et au patronat de payer moins cher ses salarié-e-s. Si les femmes n’étaient pas les seules responsables de ce travail dans le cadre familial, il faudrait prévoir une baisse massive du temps de travail pour l’ensemble de la population et le développement significatif des équipements sociaux.

La fonction d’autorité de la famille a été largement entamée par les évolutions récentes du statut des femmes dans la société, au profit de sa fonction « affective ». Néanmoins, les défenseurs de l’ordre social capitaliste n’hésitent pas à recourir à la défense de l’ordre familial fondé sur la différence et la hiérarchie des sexes. Pour les plus chauds partisans de la famille traditionnelle, l’autorité paternelle réhabilitée devrait par exemple servir de rempart contre les « débordements » éventuels des jeunes laissés pour compte des banlieues.

Enfin, et cela peut paraître contradictoire à première vue avec le point précédent, la famille a un immense avantage : c’est une institution relativement souple (ses formes se sont diversifiées considérablement en l’espace de trente ans). Elle peut jouer un rôle de soupape non négligeable face aux contraintes subies par les salarié-e-s dans leur vie professionnelle. La plus grande partie de la population ne peut ni choisir son travail, ni ses conditions de travail. En période de chômage, les « choix » sont restreints au maximum. Mais en « choisissant » son ou sa conjoint-e, en « choisissant » d’avoir des enfants, de manger tel ou tel produit, d’acheter telle marque de voiture plutôt qu’une autre, de partir en vacances pour telle ou telle destination (pour ceux qui le peuvent), chaque individu-e peut avoir le sentiment de retrouver sa liberté perdue hors des murs familiaux. Toute la publicité entretient cette illusion. Ce sentiment de liberté est malgré tout limité par deux éléments fondamentaux : le niveau des ressources financières dont chacun-e dispose ; le sexe (ou plutôt le genre) auquel on appartient et l’âge. En raison des tâches domestiques dont elles sont « responsables » et des violences conjugales qu’elles sont encore trop nombreuses à subir, les femmes connaissent bien les limites de leur liberté. Les enfants de même, soumis pour certains (et plus particulièrement certaines) à l’autoritarisme de leurs parents, voire à des sévices.

Ce sont ces différents éléments (pris comme un tout) qui expliquent pourquoi la famille reste un « pilier » fondamental de la société capitaliste.

Ainsi, contrairement à ce que semblent penser certaines féministes, on voit mal comment la libération des femmes, de toutes les femmes et non pas seulement d’une petite minorité, pourrait aboutir sous le régime capitaliste. C’est pourquoi, il nous semble indispensable, même si cela implique des conflits inévitables, de faire converger les luttes des femmes contre l’oppression patriarcale et la lutte des salarié-e-s contre l’exploitation capitaliste. Un exemple de difficulté dans cette convergence : des syndicalistes hommes ne trouvent pas « convenable » que des femmes travaillent en usine ou ne sont pas prêts à participer à une lutte de femmes sous prétexte que c’est par la lutte « globale » (entendez « des hommes ») que les femmes gagneront des acquis. De plus, certains apprécient rester « maîtres chez eux ».