18 avril - Cycle de formations (hiver - été 2021)

4. Les rapports de force entre les classes à l’étape actuelle à l’échelle internationale

1. De la réalité des classes et des luttes des classes
A) la structure des classes dans la sociétés capitalistes – ou les classes en soi
B) pas de classes sans luttes de classes – les conditions du passage (pas garanti et réversible) de la classe en soi à la classe pour soi
C). Oppressions de genre, de race, de nation et lutte des classes
D) Classes sociales, luttes des classes et État.

2. Rapports de force entre les classes et intervention politique
A. Les états de la situation de la lutte des classes
Définitions de la nature d’une période ou de conjonctures – (reculs, situation contre-révolutionnaire, situations intermédiaires, montée de la lutte des classes,, situation révolutionnaire, crise
• forces des organisations anti-systémiques et orientations
• Types de revendications,
• états des mobilisations; formes des mobilisations;
• acquis des luttes?
• Sens de la redistribution des richesses?
• Soutien électoral aux partis de la gauche (force de ces partis0
• Développement ou rétrécissement des espaces démocratiques

B) Analyse de la conjoncture et perspectives, mots d’ordre et initiatives qui en découlent
• période offensive et période défensives

3. Qu’est-ce qu’une stratégie révolutionnaire

A) défense des réformes et rejet de la stratégie réformiste
B) contre le révolutionnarisme propagandiste et l’avant-gardisme
C) États des rapports de forces et perspectives possibles et adéquation des mots d’ordre à la situation? Les notions d’offensive et de défensive dans la lutte des classes
D) Stratégie de mobilisation révolutionnaire des masses  ou les voies de la constitution d’un bloc contre-hégémonique (notion de période révolutionnaire, crise révolutionnaire, de situation révolutionnaire…)
E) Le rôle du parti, du programme dans la constitution d’un bloc contre-hégémonique

Lectures

I. Les rapports capitalistes de production comme matrice de la division de la société en classes sociales

(Alain Bihr, Les rapports sociaux de classe)

Les rapports capitalistes de production constituent la matrice de cette division en tant qu’ils distribuent l’ensemble des agents du procès social de production en un système de places définies indépendamment de ces agents eux-mêmes. Ils dessinent ainsi une structure qui assigne les individus à des positions et des fonctions, déterminées les unes par rapport aux autres, au sein du procès de production et, plus largement, de l’ensemble de la vie sociale.
[45]

De la sorte, ces rapports donnent naissance à différents ensembles d’individus partageant à chaque fois une même situation au sein de ces rapports. En d’autres termes :

– ils y occupent la même place en y remplissant des fonctions identiques, similaires ou, du moins, analogues ;
– ils sont de ce fait pourvus ou, au contraire, dépourvus d’attributs sociaux équivalents (des qualités ou propriétés équivalentes en termes de richesse, de pouvoir, de prestige, de savoir, etc.) ;
– ils partageant donc en gros des conditions de travail et, plus largement, des conditions objectives d’existence identiques ou du moins voisines. Des conditions objectives d’existence, c’est-à-dire un ensemble de nécessités (de contraintes, de limites) mais aussi de possibilités (d’opportunités, de capacités) qui vont d’ailleurs se convertir, on le verra plus tard, en un ensemble de dispositions subjectives identiques ou similaires.

Ce sont ces différents ensembles que l’on dénommera classes sociales. À ce stade de l’analyse, les classes sociales se présentent donc comme des groupements d’individus qui partagent une situation commune au sein des rapports capitalistes de production. Les développements précédents laissent ainsi apparaître quatre situations de ce type, donc quatre classes sociales.

3.1. La classe capitaliste. Elle est traditionnellement appelée bourgeoisie, parce que sa première forme historique a été la classe des marchands qui s’est progressivement formée, au cours du Moyen Age, dans les bourgs (cités, villes), dans un rapport conflictuel à la noblesse féodale et à l’Eglise, alors principaux propriétaires de la terre.
Cette classe regroupe aujourd’hui l’ensemble des propriétaires et des gestionnaires du capital, c’est-à-dire de l’argent mis en valeur par l’intermédiaire de l’expropriation des producteurs (directs et indirects), de la monopolisation des moyens sociaux de production et de [46] l’exploitation de forces de travail sous la forme du travail salarié.
On peut distinguer en elle cinq composantes différentes, selon les positions qu’elles occupent au sein du procès de reproduction du capital, procès représenté par la « formule générale » du capital précédemment exposée. Composantes entre lesquelles se réalise une véritable division du travail d’exploitation et de domination du travail salarié. En l’occurrence :
La bourgeoisie industrielle, qui avance du capital sous la forme de moyens de production et de forces de travail qu’elle exploite, qui forme ainsi une plus-value qu’elle réalise et s’approprie pour partie (sous forme du profit industriel) par la vente du produit du travail sous forme de marchandises.
La bourgeoisie commerçante, qui n’avance du capital que pour assurer la circulation des marchandises produites en amont par le capital industriel ; elle s’approprie ainsi (sous forme de profit commercial) une partie de la plus-value extorquée par ce dernier aux travailleurs salariés.
La bourgeoisie financière, qui centralise par différents moyens tout l’argent non immédiatement nécessaire à la circulation des marchandises pour le mettre, sous forme de capital de prêt, à la disposition des capitalistes actifs (industriels ou commerçants) comme plus largement de tout le public, en s’appropriant au passage une partie de la plus-value sous forme d’intérêt.
Les propriétaires fonciers (pour autant qu’ils diffèrent des capitalistes et de la petite-bourgeoisie agraire dont il sera question plus loin) : il s’agit de tous ceux qui possèdent une part plus ou moins étendue du sol et du sous-sol et qui en tirent leurs revenus (sous forme de rentes) en tant que le sol ou le sous-sol constituent des moyens de production ou même simplement des moyens de consommation (par exemple sous forme de terrains d’habitation).

Enfin ce qu’on pourrait appeler la bourgeoisie d’État, qui comprend non seulement les dirigeants des éventuels capitaux d’État (des entreprises publiques fonctionnant sur un mode capitaliste) mais encore de l’ensemble des hauts fonctionnaires, dirigeant les différents appareils d’État, qui assurent les conditions générales des rapports capitalistes de production et de reproduction.
Chacune de ces composantes est elle-même susceptible de se subdiviser. Par exemple, la bourgeoisie industrielle se subdivise selon les différentes branches d’activité, selon le volume et l’importance sociale de son capital (distinction entre grand, moyen et petit capital), selon la position des différents capitaux sur les marchés sur lesquels ils opèrent (distinction entre les capitaux en situation de monopole, en situation d’oligopole ou en situation de concurrence), aujourd’hui selon le degré plus ou moins grand de leur insertion sur le marché mondial, etc. Et on pourrait en dire autant de la bourgeoise commerçante ou de la bourgeoisie financière.

3.2. Le prolétariat, ainsi dénommé en référence au prolétariat romain (proletarius), qui constituait la partie la plus pauvre du peuple, qui était à ce titre exemptée d’impôt et qui ne pouvait être utile à l’État que par sa proies : sa lignée ou sa descendance, autrement dit par ses enfants. Au sein du capitalisme, cette classe regroupe les producteurs directs qui présentent les quatre caractéristiques distinctives suivantes :
En premier lieu, ils sont dépourvus de toute propriété de moyens de production et n’ont pour seule propriété que leur force de travail. Ils ne peuvent donc se procurer des moyens de consommation qu’en mettant en vente leur force de travail et à condition de pouvoir la vendre, donc par l’intermédiaire d’un travail salarié.
En deuxième lieu, dès lors que leur force de travail est achetée et appropriée par le capital, ils font l’objet d’un processus de domination et d’exploitation qui permet au capital de se valoriser et de se reproduire.
[48]
En troisième lieu, du fait de la division du travail que le capital impose, ce sont des travailleurs salariés qui sont cantonnés à des tâches d’exécution : quel que soit leur degré de complexité technique éventuelle, il s’agit d’opérations conçues, dirigées et contrôlées par d’autres agents opérant pour le compte direct ou indirect du capital, dans lesquelles par conséquent leur autonomie et leur initiative tendent à se réduire au fur et à mesure que progresse cette division du travail, en limitant d’autant le niveau de formation générale et professionnelle, initiale ou continue, qu’elles requièrent de la part des exécutants. Une tendance cependant inégalement développée selon les secteurs et branches d’activité ainsi que les différentes couches du prolétariat lui-même et qui se heurte d’ailleurs aux exigences contraires résultant de l’investissement des sciences et des techniques dans les procès de production qui fait également partie des conditions de domination du capital sur le travail.
En dernier lieu, pour l’ensemble des raisons précédentes, ce sont les travailleurs salariés dont les conditions d’emploi sont les plus précaires (qui ont le moins de chance d’être employés continûment ou même seulement régulièrement), dont les conditions de travail sont généralement les plus pénibles et dont les salaires sont les plus bas. Font ainsi partie du prolétariat :

– non seulement les ouvriers, qu’ils soient employés dans le secteur primaire (ouvriers agricoles, marins pêcheurs, mineurs), dans le secteur secondaire (ouvriers du bâtiment, des travaux publics, de l’industrie manufacturière) ou dans le secteur tertiaire (ouvriers des transports et des services, privés ou publics) ;
– mais encore la plus grande masse des employés de commerce ou de bureau (dans le secteur privé ou dans le secteur public), dont les conditions de travail, de rémunération, de formation, de logement, de vie plus généralement, sont aujourd’hui identiques ou du moins équivalentes [49] à celles des ouvriers (quand elles ne leur sont pas purement et simplement communes, du fait de la forte homogamie entre ouvriers et employés) ;
– enfin ceux des chômeurs qui ne pourraient prétendre qu’à des emplois d’ouvriers ou d’employés ; et ce sont ordinairement les plus nombreux parmi les chômeurs ;
– a fortiori la partie la plus pauvre et la plus marginalisée parmi les chômeurs chroniques, subsistant tant bien que mal aux différents degrés du paupérisme, fait-elle intégralement partie du prolétariat. Elle en représente la quintessence même sous l’angle de l’expropriation.

3.3. L’encadrement. Les membres de l’encadrement possèdent certains traits qui sont communs avec ceux des membres du prolétariat ; d’autres, au contraire, les en distinguent fortement et les opposent même à ces derniers.
Comme les prolétaires, les membres de l’encadrement sont des travailleurs salariés, c’est-à-dire des producteurs privés de tout moyen de production propre ; ils ne peuvent donc compter que sur la vente éventuelle de leur force de travail pour se procurer (sous forme d’un salaire) les revenus monétaires nécessaires à leur propre entretien et reproduction ; et, à ce titre, ils se trouvent eux aussi, en tant que membres du travailleur collectif, dominés et exploités par le capital.
Mais, en même temps et inversement, les membres de l’encadrement se distinguent et s’opposent aux membres du prolétariat essentiellement par leur position et leur fonction dans la division capitaliste du travail. Ce sont eux, en effet, qui se chargent des tâches de conception, d’organisation et de contrôle au sein des procès de travail qui sont au service direct ou indirect du capital. Ce sont donc les agents subalternes de la domination capitaliste :

– directement, dans le cas où ils encadrent des travailleurs prolétarisés dans les entreprises (les ateliers ou les bureaux) ;
– soit indirectement, dans le cas où, dans et par les appareils d’État, ils encadrent plus largement la population de manière à assurer les conditions générales de la production ou de la reproduction du capital.
À cette différence principale de position dans la division sociale du travail se rattache une série de différences secondaires :
– un niveau de formation générale et professionnelle en moyenne supérieure voire nettement supérieure à celui des membres du prolétariat, qui leur permet de s’approprier des savoirs et des savoir-faire plus complexes ;
– une plus grande maîtrise de leurs conditions de travail, qui assurent une plus grande capacité d’initiative et une plus grande autonomie ;
– des conditions d’emploi en moyenne moins précaires que celles de membres de prolétariat ;
– enfin des salaires plus élevés qui leur assurent globalement de meilleures conditions de vie hors du travail, en plus de leurs meilleures conditions de travail.

3.4. La petite-bourgeoisie. Il s’agit d’agents du procès social de production qui sont, tout comme les capitalistes, propriétaires de moyens de production. Mais, contrairement aux capitalistes, ils les mettent en œuvre et en valeur par eux-mêmes (ou avec d’autres membres de leur famille), sans avoir recours à cette fin à de la main-d’œuvre salariée ; ou, s’ils y ont recours, c’est dans des proportions telles qu’ils ne s’en trouvent pas, pour autant, déchargés de leurs fonctions productives et qu’ils ne peuvent pas davantage vivre de l’exploitation de ce travail salarié. Ils se distinguent donc à la fois :

– des travailleurs salariés, membres du prolétariat ou de l’encadrement, par le fait d’échapper à l’expropriation à l’égard des moyens de production qui caractérisent ces derniers, puisqu’ils sont propriétaires et maîtres de leurs propres moyens de production ; de ce fait, on les appelle fréquemment des travailleurs indépendants (ils sont à leur propre compte, dit-on encore) ;
– des capitalistes par le fait d’être eux-mêmes des producteurs directs et de ne pas exploiter des travailleurs salariés ou de n’en exploiter que marginalement (ils ne vivent pas du travail de tiers qu’ils salarient).

On peut ainsi regrouper mais aussi distinguer dans cette classe trois ensembles.
En premier lieu, la petite-bourgeoisie agraire : il s’agit d’agriculteurs qui exploitent et mettent en valeur des terres (dont ils sont la plupart du temps propriétaires, mais cela n’est pas absolument nécessaire) suffisamment peu étendues pour qu’ils puissent travailler seuls, en famille ou, à la rigueur, avec le recours à une main-d’œuvre salariée très limitée.

En deuxième lieu, la petite-bourgeoisie des artisans et des petits commerçants, eux aussi propriétaires et maîtres de la mise en œuvre de leurs moyens de production, là encore seuls, en famille ou avec le recours à une main-d’œuvre salariée limitée.

En troisième lieu, la petite-bourgeoisie intellectuelle, composée de ce qu’on appelle d’habitude les professions libérales (médecins, dentistes, avocats, notaires, conseils juridiques et fiscaux, experts-comptables, etc.). Il s’agit d’agents exerçant des travaux requérant la maîtrise d’un haut niveau de savoir spécialisé (ce qui les rapproche des couches supérieures de l’encadrement) mais dans des conditions où ils sont propriétaires et maîtres des moyens matériels d’exercice de leur profession, donc des moyens de production de leurs services (ce qui les distingue et les sépare de l’encadrement), qu’ils exercent seuls ou en association, là encore sans recourir à du travail salarié, sauf marginalement.
Contrairement aux trois classes précédentes, la petite-bourgeoisie n’est pas une création spécifiquement capitaliste. Elle procède de la transformation par le capitalisme de classes ou couches préexistantes :

– d’une part, la petite paysannerie ou paysannerie parcellaire (paysans exploitant des parcelles ou petits domaines) qui s’est formée sur la base de la destruction [52] et de la dissolution de la propriété foncière communautaire et des rapports féodaux de production (notamment le servage) ;

– d’autre part, la petite-bourgeoisie urbaine des artisans du Moyen Age, organisée en solides corporations dans les villes, et dont une partie s’est historiquement transformée en bourgeoisie industrielle ou commerciale.

En fait, par sa dynamique même, la production capitaliste tend constamment bien qu’inégalement selon les différentes fractions :

– d’une part à détruire les bases économiques des membres de cette classe, soit en les ruinant (donc en les faisant tomber dans les rangs du prolétariat ou de l’encadrement), soit en les intégrant au sein de la classe capitaliste (dans ses couches inférieures) ;
– d’autre part et inversement, à les reproduire, dans une situation cependant subalterne et dépendante à l’égard de la production capitaliste et de ses exigences. Par exemple : elle transforme l’agriculteur parcellaire en exécutant d’un procès de production agricole tout entier contrôlé par les producteurs capitalistes de matériel agricole ou d’intrants divers (semences, engrais), les groupes agroalimentaires et les banques dédiés au secteur agricole ; l’artisan indépendant est mué en un sous-traitant du service après vente de l’industrie et du commerce capitaliste, le petit commerçant en un détaillant du commerce capitaliste ; etc.

De ce fait, la situation socio-économique de certains éléments de la petite-bourgeoisie est aussi précaire et dégradée que peut l’être celle de certains prolétaires.

***

II. Les luttes de classes.

(Alain Bihr, Les rapports sociaux de classes)

Extraits
(…)
1.1 La dimension nécessairement conflictuelle des rapports de classes
(…)

1.2. Les luttes des classes comme productrices des classes sociales.

Dans le chapitre précédent, nous avons vu que les rapports capitalistes de production ne produisent que des classes en soi : des groupements macrosociologiques d’individus partageant des positions identiques, similaires ou analogues au sein de ces rapports. Mais de tels ensembles d’individus partageant un certain nombre de caractères socio-économiques communs ne forment pas encore un véritable groupement social : son unité n’est encore qu’une unité objective, qui tient au seul fait que ses différents membres partagent objectivement une situation commune dans les rapports de production, indépendamment de leur conscience (volonté et représentation) tout comme de leurs rapports réciproques. C’est pourquoi on dira encore que les classes en soi sont les classes telles qu’elles sont objectivées dans et par les rapports sociaux de production.

Pour que ces groupements macrosociologiques deviennent de véritables classes sociales, il faut encore qu’ils se transforment en d’authentiques sujets collectifs : que leur unité objective se double d’une unité subjective. Ce qui implique notamment que :
– la classe soit autre chose et plus qu’une simple collection d’individus partageant un certain nombre de caractéristiques objectives communes, liées à l’identité ou à la proximité de leur situation dans les rapports sociaux de production ;
– sur la base de ces caractéristiques objectives communes se développent des rapports de solidarité entre ces individus : qu’ils se rassemblent, s’organisent et s’unissent pour défendre ensemble leurs intérêts communs, liés à leur commune position dans les rapports sociaux de production ;
– que la classe sociale devienne ainsi une force sociale capable de peser sur l’organisation, le fonctionnement et le devenir de la société globale, y compris les rapports de production qui l’engendrent comme classe en soi ; autrement dit, qu’elle devienne un acteur collectif capable [59] de produire des transformations socio-historiques en fonction de ses intérêts de classe ;
– en définitive, que la classe prenne conscience de soi en tant que classe (une conscience de son existence en tant que classe distincte : de sa situation, de ses intérêts, de ses possibilités d’action), qu’elle devienne capable de parler en son nom propre (au nom de ses propres intérêts), d’élaborer sa propre représentation d’elle-même, des autres classes et plus largement de la société existante dans son ensemble et de développer un projet politique (projet de société) propre ; en un mot : qu’elle se dote d’une conscience de classe spécifique, élaborée et portée par des organisations spécifiques capables de la diffuser parmi ses membres.

Les développements précédents suggèrent clairement que le passage de la classe en soi à la classe pour soi est un processus long et complexe, qui n’est jamais garanti ni jamais définitif (il est réversible). Surtout ils laissent clairement entendre que les luttes de classes y jouent un rôle fondamental.

Autrement dit :
– ce n’est que dans et par les luttes de classes les unes avec/contre les autres que les différentes classes sociales parviennent, plus ou moins, ou ne parviennent pas à se constituer en classes pour soi ;
– c’est dans et par ses luttes avec/contre les autres classes de la société que chaque classe sociale parvient (plus ou moins) à solidariser ses membres, à les rassembler et à les organiser, à prendre conscience d’elle-même, de sa propre situation, de ses propres intérêts, de ses propres possibilités historiques, à forger en définitive sa propre conscience de classe.

En dehors de ces luttes, les classes sociales tendent au contraire à se dissoudre, non pas en tant que classes en soi, car celles-ci sont intrinsèquement liées à l’existence des rapports capitalistes de production et perdurent autant que ces rapports, mais en tant que classes pour soi, en tant que forces sociales, acteurs et sujets collectifs. Et ce sous l’effet conjugué de deux facteurs, [60] liés l’un et l’autre aux rapports capitalistes de production.

(…)

2. La multidimensionnalité des luttes de classes

On se fait généralement une représentation simpliste des luttes de classes, en les réduisant à certains de leurs aspects seulement. Il faut au contraire en souligner leur caractère complexe, pluriel, multidimensionnel.

(…)
2.1. La multiplicité des champs.
Rien n’échappe aux luttes de classes. On les retrouve ainsi au cœur de n’importe quel élément de la vie sociale, y compris là où on ne s’attend pas à les trouver. (organisation du travail, normes de consommation, usage d’équipements collectifs, aménagement du territoire, conception du monde)

(…)
2.2 La multiciplité des enjeux

Par enjeux de la lutte des classes, il faut entendre ce qui fait l’objet de l’affrontement entre les différentes classes. Cette multiplicité des enjeux des luttes de classes est évidemment en relation directe avec la multiplicité de leurs champs. On peut cependant distinguer trois enjeux principaux, étroitement liés entre eux. (production, partage et usage de la richesse sociale)

Le pouvoir politique. Au sens large, il se définit comme la capacité de diriger, d’organiser et de contrôler l’ensemble de la société. C’est donc la capacité tout à la fois de lui fixer ses fins (ses finalités, ses objectifs), de déterminer et d’agencer les moyens nécessaires pour atteindre ces fins et de contrôler à la fois le respect des fins et la mise en œuvre des moyens ainsi définis. Cette capacité déborde de loin l’action du seul appareil d’État qui n’en constitue tout au plus que le noyau.

En luttant pour la réalisation de ses intérêts de classe (de ses intérêts collectifs, intérêts communs à l’ensemble de ses membres, tels qu’ils sont déterminés par leurs positions et fonctions dans les rapports de production), chaque classe sociale cherche à acquérir du pouvoir au sens où elle cherche à peser sur les orientations et les fins générales de la vie sociale ainsi que sur les moyens (matériels, institutionnels, culturels) nécessaires à la réalisation de ces fins. Elle cherche ainsi, concurremment aux autres classes sociales, à transformer ou au contraire à maintenir la société globale ou certains des aspects et éléments, à peser sur son devenir et son fonctionnement, dans le sens de ses intérêts propres. Et nous savons déjà qu’elle ne devient véritablement classe sociale (classe pour soi) qu’à la condition de parvenir à acquérir, à un degré variable, un tel pouvoir.

Dans cette mesure même, le pouvoir politique tel qu’il vient d’être défini constitue inévitablement l’un des enjeux voire l’enjeu majeur de la lutte des classes au double sens où l’exercice de ce pouvoir devient :
– l’objectif visé par l’action de chaque classe sociale en tant que force sociale, dans la mesure où la monopolisation de ce pouvoir lui assurerait par définition la capacité [65] de réaliser ses intérêts propres, les intérêts communs à ses différents membres ;
– la résultante des luttes de classes, le pouvoir politique (le sens dans lequel il s’exerce et les modes sous lesquels il s’exerce, en somme son contenu et ses formes) résultant toujours des rapports de forces entre l’ensemble des classes sociales.

2.3. La multiplicité des formes. Les luttes de classes ne sont pas moins diverses dans leurs formes que dans leurs contenus (champs et enjeux). Cette diversité des formes tient elle-même à différents facteurs.

En premier lieu, à la diversité des contenus précisément. Les luttes de classes ne prennent manifestement pas les mêmes formes selon qu’elles se déroulent au plan économique, au plan politique ou au plan idéologique. (marchandage, compétition électorale, luttes idéologiques, degrés d’intensité : pétition, manifestation, grèves, occupations, grève politique…)

(…)

3. Composition et décomposition des classes sociales dans et par leurs luttes

Jusqu’à présent, nous avons présupposé que les intérêts des différentes classes sociales sont essentiellement [71] contradictoires et qu’au cours de leur affrontement chaque classe constitue un bloc relativement homogène face aux autres classes rivales. En fait, ces présupposés demandent à être révisés au moins en partie. Car, si les luttes de classes contribuent à former les classes sociales comme sujets collectifs, en leur permettant de s’unifier, elles conduisent aussi à les déformer : à les composer en des blocs sociaux qui les transcendent et, inversement, à les décomposer en des unités internes plus restreintes.

3.1. La composition des classes sociales. Elle renvoie à la conclusion d’alliances entre classes sociales pouvant déboucher sur la formation de blocs sociaux.

Les alliances de classes. A priori paradoxale, leur conclusion s’explique pourtant par trois facteurs qui se renforcent mutuellement. En premier lieu, les luttes entre les classes. Précisément parce que chaque classe doit faire face à la conflictualité d’autres classes, elle va chercher à s’allier à d’autres classes encore. En vertu de deux vieux principes qui régissent tout conflit : « L’union fait la force » (il faut se trouver des alliés pour se renforcer) et « Il faut diviser pour régner » (il faut priver l’ennemi de ses alliés potentiels en les neutralisant).

En deuxième lieu, l’espace des alliances de classes est élargi par la multiplicité des classes sociales. C’est d’ailleurs pour pouvoir rendre compte des alliances de classes et de la grande diversité de situations politiques auxquelles elles donnent naissance que j’ai préalablement défendu l’idée de l’existence de quatre et non pas de deux classes au sein du capitalisme. En effet, dès lors que la lutte des classes est un jeu non plus à deux mais à quatre acteurs, il en résulte immédiatement deux conséquences :
– D’une part, chaque classe doit se trouver des alliés, ne serait-ce que pour neutraliser la menace d’isolement que fait peser sur elle la possibilité de la conclusion d’alliances entre les autres classes qui lui sont hostiles. Pour [72] chaque classe, y compris la classe dominante, le solo ne peut être qu’un chant funèbre !
– D’autre part, les intérêts de chaque classe se compliquent d’autant, chacune ayant désormais affaire non plus à une seule autre classe mais à trois autres classes. En conséquence, la convergence ou la divergence de ses intérêts relativement à ceux de chacune de ces trois classes vont nécessairement donner lieu à des configurations multiples, complexes et mouvantes, qui multiplient les possibilités d’alliances.

En troisième lieu, l’espace des alliances de classes se trouve encore élargi par les divisions internes à chacune de ces classes (notamment sous la forme de fractions distinctes et rivales). Ce qui constitue un facteur supplémentaire de complication et d’ouverture du jeu de la lutte des classes. Je vais y revenir dans un moment.

Cependant, les alliances de classe ne doivent pas se concevoir comme des formules stables et définitives. Elles restent au contraire travaillées par les contradictions d’intérêts entre les classes et les conflits entre elles qui en résultent. En ce sens, les alliances de classes sont toujours plus ou moins précaires et instables. Selon leur degré plus ou moins grand de solidité et donc leur durée plus ou moins longue, on pourra distinguer entre :
– des alliances purement tactiques, limitées à un objectif précis dans une conjoncture politique déterminée ;
– des alliances stratégiques, de moyenne ou longue portée, impliquant des éléments programmatiques communs quant à la prise ou l’exercice de responsabilités gouvernementales ;
– des alliances organiques, bien plus durables parce que relativement solides, qui vont donner naissance à ce qu’on appellera des blocs sociaux.

Les blocs sociaux. Un bloc social est un système d’alliances hiérarchisées entre différentes classes, fractions, couches ou catégories sociales, quelquefois rivales entre elles par ailleurs, alliances constituées sous la direction de l’une d’entre elles qui y occupe ce qu’on appelle une [73] position hégémonique et dont l’unité est assurée par un réseau d’organisations communes ainsi que par une idéologie commune.

Un bloc social est donc un système d’alliances entre différentes classes sociales ou entre seulement différentes fractions, couches ou catégories de certaines classes sociales. C’est sous la pression des contraintes inhérentes à la lutte des classes et pour réaliser leurs intérêts communs ou convergents qu’un tel bloc se constitue. Cela signifie par conséquent que, dans une société donnée et une situation historique donnée, il n’existe jamais un seul bloc social mais toujours au moins deux blocs sociaux.
Un bloc social réalise un système d’alliances relativement stable et durable, de caractère organique, impliquant un processus de fusion, au moins partielle, des différentes classes. Fusion non pas en tant que classes en soi (ce qui n’aurait aucun sens) mais en tant que classes pour soi : les différentes classes ou fractions, couches et catégories donnent naissance à une même entité collective, à un même corps politique dont elles sont les différents membres, en définitive à un même acteur ou sujet historique.
Cette fusion s’opère, d’une part, à travers une série d’organisations (associatives, professionnelles, syndicales, partisanes) qui constituent ce qu’on peut nommer « l’armature » du bloc. Ces organisations assurent sa cohésion et luttent contre sa déformation sous la pression des forces centrifuges aussi bien internes qu’externes. Elle se réalise, d’autre part, à travers une idéologie commune : un ensemble un tant soit peu structuré de normes, de valeurs, de croyances, de nature essentiellement politique (s’exprimant sous forme de slogans, programmes, projets) mais pouvant impliquer des éléments moraux, religieux, esthétiques, etc. Cette idéologie constitue ce qu’on pourrait nommer « le ciment » du bloc. La diffusion d’une pareille idéologie passe par des manifestations et des fêtes, des moyens de communication de [74] masse (une presse, des médias électroniques), des revues, un réseau d’intellectuels, etc.
Dans un pareil bloc, tous les protagonistes ne sont pas placés sur un pied d’égalité : les alliances de classes qui le constituent impliquent au contraire des rapports hiérarchiques entre eux. Une telle alliance se réalise généralement sous la direction d’une des classes (ou fractions) du bloc. On la dénommera classe ou fraction hégémonique (du grec hegemon : chef militaire et politique). C’est la classe dont les intérêts prévalent en déterminant les principaux objectifs de l’alliance, ses principales orientations stratégiques, partant son horizon politique ; c’est donc la classe qui est parvenue à ériger certains de ses intérêts en intérêts communs à l’ensemble des protagonistes de l’alliance ; c’est aussi la classe qui s’assure généralement le contrôle des principales organisations constituant l’armature du bloc ; et celle dont l’idéologie donne le ton, imprime sa tonalité à l’idéologie du bloc.

Les autres classes membres de l’alliance n’occupent pas pour autant toutes les mêmes positions subordonnées : elles ne sont pas alliées au même titre. Certaines se voient accorder un statut de véritables vassales. Ce sont certes des classes subordonnées à la classe ou fraction hégémonique mais dont celle-ci ménage en partie les intérêts, en infléchissant en conséquence les orientations politiques générales du bloc qu’elle dirige. Ce qui suppose que la classe ou fraction hégémonique soit capable de dépasser ses intérêts les plus immédiats. D’autres alliées n’y ont que le statut de classes ou de fractions relais. La classe ou fraction hégémonique se contente de leur accorder quelques concessions économiques ou politiques, essentiellement pour prix de leur rôle de « propagandistes » des intérêts, idées et valeurs autour desquels se soude le bloc considéré. D’autres, enfin, doivent se contenter d’un statut encore plus modeste de classes ou de fractions appuis : elles n’obtiennent en fait aucune concession réelle de la part de la classe ou [75] fraction hégémonique ; leur participation au bloc se fonde en définitive sur des illusions idéologiques concernant leur capacité à réaliser leurs propres intérêts par l’intermédiaire du bloc social.
Ces inégalités de statut laissent deviner que les oppositions, voire les contradictions d’intérêts entre les différents membres d’un bloc social ne sont pas abolies. Tout au plus se trouvent-elles contenues dans certaines limites, déplacées, transformées. Elles continuent cependant souvent à travailler souterrainement, nuisant à la cohésion du bloc, menaçant de le fissurer et en définitive de le faire éclater dès lors que, sous l’effet de la dynamique historique générale, elles trouvent à s’aiguiser.

3.2. La décomposition des classes sociales. Mais les luttes de classes peuvent aussi accentuer des divisions internes aux classes sociales jusqu’à conduire à leur décomposition en différents éléments.

Les fractions de classe. Une fraction de classe est une partie d’une classe sociale qui présente les deux caractéristiques suivantes.
D’une part, elle occupe une position spécifique au sein des rapports de production, qui la distingue des autres membres de cette même classe tout en partageant avec ces derniers une place identique dans la structure de classes de la société capitaliste.
D’autre part, sur la base de cette position spécifique qui lui confère des intérêts propres, elle est capable de s’autonomiser politiquement : elle est capable de développer ses propres tactiques et stratégies, d’entrer par conséquent dans des rapports d’alliances avec d’autres classes (ou fractions de classe), qui peuvent aller jusqu’à l’opposer à d’autres fractions de sa propre classe, voire au restant de sa propre classe tout entière.

Exemple : les différentes fractions de la bourgeoisie : bourgeoisie industrielle, bourgeoisie commerciale, bourgeoisie financière, etc. Chacune de ces parties de la classe capitaliste possède une position spécifique au sein [76] des rapports de production du fait de l’autonomisation d’une partie du capital sous forme du capital commercial et du capital financier et du statut particulier de la propriété foncière dans les rapports capitalistes de production. Les intérêts de ces différentes fractions de la bourgeoisie peuvent entrer en contradiction, au point de leur faire prendre des orientations politiques opposées et nouer des alliances de classes contraires. Dans Les luttes de classes en France (1850), Marx montre que la révolution de février 1848 s’explique par la convergence d’intérêts entre la bourgeoisie industrielle, la petite-bourgeoisie et le prolétariat contre la Monarchie de Juillet (le régime monarchiste de Louis-Philippe 1er, né de la révolution de juillet 1830) incarnant les intérêts de l’alliance entre l’aristocratie foncière et la bourgeoisie financière.

Les couches sociales.

Une couche sociale est une partie d’une classe sociale (ou d’une fraction de classe) qui présente les deux caractéristiques suivantes.
D’une part, comme une fraction, elle se définit par une situation spécifique dans les rapports de production, qui la distingue au regard de l’ensemble des autres membres de sa classe ou fraction de classe.
D’autre part, contrairement à une fraction, elle n’est pas capable ni susceptible de s’autonomiser politiquement par rapport à l’ensemble de la classe tout en étant néanmoins capable de peser d’une manière spécifique sur ses orientations politiques en fonction du rapport de forces général entre les différentes classes sociales en lutte.
Exemple : l’aristocratie ouvrière (on devrait aujourd’hui parler de l’aristocratie prolétarienne). Il s’agit de la partie du prolétariat qui peut cumuler plusieurs des caractéristiques suivantes : c’est la partie la plus qualifiée de la main-d’œuvre prolétaire ; elle est employée dans certains secteurs clés de la division sociale du travail (par exemple le secteur producteur d’énergie, le secteur des transports) ; ce qui lui confère un pouvoir particulier [77] (elle peut facilement bloquer la production non seulement dans ses propres secteurs d’emploi mais dans l’ensemble de l’appareil industriel) ; c’est la partie la plus organisée du prolétariat (sur un plan professionnel ou syndical) ; c’est quelquefois la partie la plus combative et la plus consciente (la plus politisée) ; mais c’est aussi souvent la partie la mieux payée et qui dispose des meilleures conditions de travail, et dès lors la plus disposée à « s’em(petit)bourgeoiser » : à adopter certains éléments du style de vie de l’encadrement ou de la petite-bourgeoisie.

Les catégories sociales.

Une catégorie sociale est un ensemble pluriclassiste (ses membres appartiennent à différentes classes) qui présente les deux caractéristiques suivantes.
D’une part, elle se singularise au sein même de la division du travail par sa forte unité et homogénéité que lui confèrent son organisation professionnelle, son prestige, sa formation, sa relative cohérence idéologique, etc.
D’autre part, sur cette base, elle est capable d’acquérir une certaine autonomie politique dans la lutte des classes et, par conséquent, de peser sur les positions respectives des différentes classes dont font partie ses membres.
Exemple : les fonctionnaires d’État (les salariés de l’État chargés d’exécuter les missions de service public et investis à un degré quelconque de l’autorité de l’État) constituent une catégorie sociale du fait de leur statut juridique particulier, des privilèges éventuels qu’il leur confère (par exemple l’emploi à vie), de leur forte organisation en corps hiérarchiques dans et par les différents appareils d’État, du prestige commun que leur vaut l’exercice, à différents degrés, de fonctions publiques et de l’autorité publique, et du partage d’un ensemble de valeurs liées au fétichisme de l’État (à la croyance à la fois à la toute-puissance de l’État, à la neutralité de l’État et à l’État comme incarnation de l’intérêt général de la société). De ce fait, cette catégorie [78] peut dans une certaine mesure s’autonomiser politiquement et peser sur les positions des différentes classes dans la lutte des classes, notamment par l’intermédiaire de ses organisations syndicales propres et des positions de ses membres dans les différents partis politiques.

3.3. Conclusion : la complexification des rapports de classes par les luttes de classes. De l’ensemble des développements de cette partie, on peut tirer trois enseignements majeurs.

En premier lieu, sur la scène sociale et politique, on n’a généralement pas affaire aux classes sociales en tant que telles, mais soit à plus que des classes (des blocs sociaux), soit à moins que des classes (des fractions de classes, des couches ou des catégories sociales). Autrement dit, du fait des compositions et décompositions qu’elles y subissent, les classes sociales n’agissent et n’apparaissent généralement pas directement comme telles au sein des luttes de classes.

En deuxième lieu, pour chaque classe, fraction ou couche, il convient toujours de distinguer entre sa situation de classe (fraction ou couche) et sa position de classe (fraction ou couche) :
– sa situation de classe : sa situation dans la structure de classes de la société capitaliste, telle qu’elle est déterminée par les rapports capitalistes de production ;
– sa position de classe : sa position (ses partis pris, ses orientations et choix politiques) dans les luttes de classes, en fonction des alliances dans lesquelles elle est entrée avec d’autres classes de la société.

En particulier, les différentes fractions ou couches d’une même classe partagent par définition une même situation de classe, alors même qu’elles peuvent avoir des positions de classe différentes voire opposées dans et par la lutte des classes.

En troisième lieu, les divisions et luttes de classes ne sont jamais immédiatement visibles ni lisibles dans les [79] clivages et oppositions qui se manifestent sur la scène politique. Par exemple dans les luttes entre les différents partis ou les différentes coalitions de partis qui rivalisent sur la scène politique et qui se disputent l’exercice du pouvoir d’État. Pour comprendre ce que recouvre et ce que signifie une rivalité déterminée entre certaines formations partisanes ou syndicales, il faut toujours analyser la composition sociale de ces formations : se demander quelles classes, fractions, couches ou catégories ces différentes formations rassemblent et représentent, à quels blocs sociaux elles servent d’armature et quelles sont les configurations exactes des rapports de forces entre ces différentes classes, fractions, couches et catégories au sein de chacun de ces blocs sociaux, etc.

***

III. Classes, luttes de classes et État 1

Alain Bihr, Rapports sociaux de classes.

Le rapport de l’État à la lutte des classes est complexe. La difficulté tient ici au fait qu’il faut articuler entre elles deux propositions contradictoires. D’une part, l’État n’est lui-même qu’un moment de la lutte des classes : il est entièrement déterminé par elle et il n’est rien en dehors d’elle, c’est-à-dire en dehors des rapports conflictuels qui s’établissent entre les différentes classes en lutte et dont il n’est que l’institutionnalisation. D’autre part, l’État tend en permanence à s’autonomiser à l’égard de la lutte des classes et il n’est rien en dehors de cette tendance. Il ne s’agit pas là d’une contradiction logique mais d’une contradiction dialectique, qui n’est autre que celle qui caractérise l’État en permanence en tant que produit de la lutte des classes précisément, produit aux déterminations multiples.

4.1. L’État comme résultante générale de la lutte des classes.

Une société divisée en classes sociales rivales, traversée par d’incessantes luttes de classes (sur tous les plans : économique, politique, idéologique), est fondamentalement incapable de réaliser son unité par elle-même, sur son propre plan. Elle ne peut assurer son unité que par l’intermédiaire et sous la forme de l’édification d’un appareil d’État, formellement placé en dehors d’elle et au-dessus d’elle, formellement distinct du restant de la société et plaçant celle-ci en partie sous sa tutelle. En un mot, l’État est l’unité transcendante (à la fois extérieure et supérieure) d’une société qui manque d’unité immanente du fait de sa division en classes et de son déchirement par les luttes de classes.
Ainsi, divisée en classes sociales, la société capitaliste se divise de surcroît en société civile et État. Cette séparation externe, à la fois apparente et réelle, entre la société civile et l’État résulte en définitive des séparations internes à la société civile qui se développent avec les rapports capitalistes de production et qui font naître des classes sociales aux intérêts contradictoires.
De là découle aussi la fonction générale de l’État qui est d’assurer l’unité globale de la société : son unité synchronique (sa cohésion, son organisation propre) tout comme son unité diachronique (sa permanence, sa reproduction en tant que totalité organisée). En un mot, il fait régner l’ordre contre le désordre que risquent en permanence d’engendrer les affrontements de classes, à leurs différents niveaux et sous leurs multiples formes. À cette fin :
– D’une part, il refrène les luttes de classes, en les contenant dans des limites compatibles avec le maintien de l’édifice social, avec le maintien de l’ordre social ; il les réglemente et les régule, en évitant qu’elles ne prennent un tour catastrophique en conduisant à la destruction réciproque des classes en lutte, donc à l’autodestruction de la société. Résultante de la division de la société en classes sociales et des luttes de ces classes entre [81] elles, l’État rétroagit sur ces processus qui le font naître pour les normaliser et les formaliser, de manière à préserver l’unité et la pérennité de la société dans son ensemble.
L’État se pose donc en médiateur entre les classes : il favorise la recherche et la conclusion de compromis entre elles, il leur propose et leur impose de pareils compromis. L’État n’est lui-même, dans son ensemble comme dans ses structures (appareils) et ses fonctions particulières, que l’institutionnalisation de compromis entre les classes sociales : il n’est qu’une succession et un empilement de compromis institutionnalisés. Compromis qui ne font pas cesser les luttes de classes, mais qui les modèrent et les encadrent (leur fixent certaines limites, normes et formes).
Cela signifie aussi que l’État ne peut exister qu’autant qu’existe un espace de compromis possible entre les classes sociales. Lorsque cet espace s’amenuise et disparaît, c’est l’existence même de l’État qui est compromise. C’est ce qui apparaît dans la situation extrême de la guerre civile : lorsque les intérêts des différentes classes sociales deviennent mutuellement inconciliables au point que leurs conflits dégénèrent en affrontement armé, l’État s’effondre ou vole en éclats.
– D’autre part – mais ce n’est qu’une autre manière de dire la même chose – la fonction générale de l’État est de faire prévaloir l’intérêt général dans une situation d’affrontement entre les intérêts particuliers, divergents et contradictoires, des différentes classes en lutte. L’intérêt général peut se définir comme l’intérêt, commun à l’ensemble des membres de la société, au maintien de la société elle-même, à sa reproduction comme totalité organisée assurant certaines des conditions essentielles d’existence de ses membres. Cette fonction générale, l’État ne peut l’accomplir qu’en s’érigeant au-dessus de la société, donc au-dessus de l’ensemble des classes sociales, y compris la classe dominante.[82]
En un mot, l’État ne peut cimenter la société (en assurer l’unité, la cohésion, la reproduction) qu’à la condition de couronner la société (de la placer sous sa tutelle régalienne). Ainsi, entre la forme générale de l’État comme unité transcendante de la société et sa fonction générale de maintien de son unité, il y a un rapport étroit et nécessaire.

4.2. L’État comme « instrument » de la domination de classe.

Les développements précédents pourraient laisser entendre que l’État serait une instance neutre dans le processus de la lutte des classes : il se situerait en quelque sorte en dehors et au-dessus de la mêlée générale qu’est la lutte des classes comme une sorte d’arbitre chargé d’instituer et de faire respecter un règlement destiné à éviter que cette lutte ne dégénère. En fait, en remplissant sa fonction générale de garant de l’unité sociale, en refrénant les luttes de classes, en s’instituant comme médiation entre les classes et comme agent de compromis entre elles, l’État sert fondamentalement les intérêts de la classe dominante (la bourgeoisie) : il fonctionne comme un « instrument » de la domination de classe.
Cette formule demande à être employée avec discernement et nuance. D’une part, l’image employée tend à réifier l’État (à en faire un instrument, une chose) alors que l’État n’est pas une chose mais un ensemble de rapports sociaux : sa matérialité (son organisation propre) est celle d’un ensemble d’institutions, d’appareils qui, tout à la fois, sanctionnent, condensent, normalisent et formalisent l’ensemble des rapports de classes. D’autre part, elle tend à simplifier outrageusement les rapports de l’État à la classe dominante. Car, si l’État est bien toujours en dernière instance au service des intérêts de la classe dominante, il n’est pas pour autant, comme le suggère l’image précédente, entre les mains de la classe dominante : celle-ci ne s’approprie pas l’État et ce n’est pas davantage elle qui, partout et toujours, le contrôle directement (les dirigeants de l’État ne sont pas partout et toujours issus de [83] ses rangs), pas plus qu’elle ne manipule les dirigeants de l’État comme des pantins ou des marionnettes. Si l’État est fondamentalement au service de la classe dominante, c’est dans et par sa fonction générale elle-même : en assurant l’ordre au sein de la société, en assurant sa reproduction comme totalité organisée, l’État maintient ipso facto l’ensemble des conditions sur lesquelles repose le pouvoir de la classe dominante, de différentes manières.
L’État comme agent des conditions générales de la reproduction du capital. Le pouvoir de la classe dominante repose tout d’abord sur les rapports capitalistes de production. Sa perpétuation suppose donc la reproduction incessante de ces rapports. Cette reproduction implique à son tour un ensemble de conditions générales que la classe dominante ne peut pas ou pas complètement assurer par elle-même et dont l’État se charge. Ainsi en va-t-il :
– au niveau du procès de production du capital : l’État peut être requis pour produire ou gérer des infrastructures productives socialisées (sources d’énergie, voies de communication, réseaux de télécommunications, etc.) ou la reproduction de la force sociale de travail à travers des équipements collectifs, des services publics (école, hôpitaux, etc.), des politiques sociales (prestations familiales, assurance maladie, assurance chômage, etc.) ;
– au niveau du procès de circulation du capital : d’une part, l’État garantit l’existence et la stabilité de la monnaie comme équivalent général, socialement validé, de la richesse sociale ; d’autre part, l’État conforte l’existence du système juridique en fixant le cadre général des rapports contractuels entre les sujets juridiques et en garantissant le respect des engagements contractuels pris par ces derniers ;
– au niveau du procès d’ensemble de la production capitaliste : l’État joue un rôle régulateur en tentant d’atténuer les effets critiques des contradictions inhérentes à cette dernière qui donnent lieu à des crises économiques partielles ou globales, conjoncturelles ou structurelles.[84]
Il use à cette fin de différents moyens : la politique monétaire (politique de change et de crédit), la politique salariale (salaire minimum, réglementation des conditions de travail et du statut juridique du salarié, etc.) et la politique budgétaire (montant et nature des tarifs publics, des recettes fiscales et des dépenses publiques).
Ainsi, l’État assure à la fois les conditions socio-économiques de la reproduction de la société dans son ensemble et la perpétuation des conditions générales de la domination de la classe dominante. De la sorte, si l’État peut et doit être considéré comme le représentant et l’agent de l’intérêt particulier de la classe dominante, ce n’est pas au sens où il délaisserait l’intérêt général de la société. C’est au contraire en assurant ce dernier, c’est-à-dire en maintenant les conditions générales de la vie sociale telles qu’elles sont façonnées par les rapports capitalistes de production, qui constituent la base même de la domination de classe de la bourgeoisie, que l’État assure aussi fondamentalement l’intérêt de la classe dominante.
L’État comme arbitre des conflits d’intérêts au sein de la classe dominante. Nous avons vu que la bourgeoisie se trouve divisée en différentes fractions (industrielle, commerciale, financière, foncière). Selon les périodes et les conjonctures, les intérêts particuliers de ces différentes fractions se combinent de manière variable ; mais il peut survenir des situations où ces différents intérêts entrent en conflit. En assurant les conditions générales de la reproduction des rapports capitalistes de production, l’État contribue aussi à établir le cadre à l’intérieur duquel les différentes fractions de la bourgeoisie situent leurs activités socio-économiques et cherchent à réaliser leurs intérêts économiques, soit le cadre matériel et institutionnel à l’intérieur duquel leurs intérêts entrent éventuellement en conflit et ces conflits doivent trouver leur solution.
Exemples : la fixation des tarifs et des normes régissant les importations comme arbitrage entre le capital marchand opérant dans l’import-export, par définition favorable à la libre circulation des marchandises, et le [85] capital industriel qui peut au contraire avoir intérêt à se protéger de la concurrence étrangère par des barrières douanières ; la fixation des tarifs publics mais aussi des assiettes et des taux d’imposition comme arbitrage entre les différents secteurs de l’économie nationale et les différentes parties correspondantes de la bourgeoisie.
En arbitrant ainsi les conflits éventuels entre les différents éléments de la bourgeoisie, l’État contribue à produire l’unité de cette classe, donc cette classe elle-même en tant que classe pour soi, en tant que sujet collectif. Il le fait généralement en privilégiant certains de ces intérêts, ceux de la fraction hégémonique de cette classe, de la fraction qui s’assure la direction de l’ensemble des affaires de la bourgeoisie et, plus largement, de l’ensemble de la société. D’où :
L’État comme armature et ciment du bloc hégémonique. À la suite d’Antonio Gramsci, j’entends par là le bloc social qui assure l’hégémonie de la classe dominante : sa capacité à obtenir le consentement des classes dominées à leur propre domination. L’hégémonie désigne la capacité de la classe dominante à diriger la société entière en obtenant le consentement des classes dominées à sa propre direction – ce consentement fût-il purement passif, fondé sur la résignation de ces classes à leur domination. Et, selon Gramsci, cette hégémonie passe par la constitution, sous la direction de la bourgeoisie ou d’une fraction d’entre elle, d’un système de rapports d’alliances, de subordination, de concession, avec certaines classes, fractions ou couches dominées. Par ce biais, ces dernières se font les défenseurs des intérêts de la classe dominante au sein de l’ensemble de la société, élargissant d’autant l’assise sociale de son pouvoir politique, notamment sur le plan électoral, tandis que le restant des classes, fractions ou couches dominées se trouvent isolées voire neutralisées, en tout cas affaiblies dans leur capacité conflictuelle.
Comme tout autre bloc social, la cohésion du bloc hégémonique est, tout d’abord, le fruit de sa représentation sur la scène politique par l’intermédiaire d’un certain nombre de partis politiques formant coalition. Cette cohésion résulte, par ailleurs, de la mise en forme et de la diffusion d’une culture commune, d’un ensemble d’idées, de normes, de valeurs partagées par les membres des différentes classes et fractions qui composent le bloc hégémonique.

Mais ce qui caractérise en propre le bloc hégémonique, c’est le rôle central que joue l’État dans sa cohésion : c’est dans et par la position des différentes classes, fractions ou couches dans l’État ou relativement à l’État que s’effectue l’intégration au sein du bloc hégémonique et la distribution des différents rôles. La participation au bloc hégémonique ouvre ainsi la possibilité aux différentes classes ou fractions, alliées de la classe dominante, d’occuper deux positions privilégiées au sein de l’État :
– celle de classe (ou de fraction) régnante : celle « dont les partis politiques sont présents aux places dominantes de la scène politique », dont les représentants politiques constituent et dirigent, par exemple, la coalition gouvernementale et/ou la coalition majoritaire sur le plan parlementaire ;
– celle de classe (ou de fraction) tenant de l’appareil d’État : celle « dans laquelle se recrute le personnel politique, bureaucratique, militaire, etc., qui occupe les « sommets » de l’État », les hauts fonctionnaires civils, militaires ou religieux 2.
Les autres classes ou fractions du bloc hégémonique ne se voient accorder que des positions subalternes au sein de ce système d’alliances. Mais c’est encore par rapport à l’État que se définissent leurs positions. Par exemple, les classes relais sont celles qui occupent les positions subalternes dans les appareils d’État. Et les classes appuis sont celles qui entretiennent un rapport de dépendance à la fois matérielle et idéologique particulier [87] à l’État, en cultivant par exemple le fétichisme de l’État. Ainsi, qu’il s’agisse des positions de premier plan ou des positions subalternes au sein du bloc hégémonique, on constate que l’État joue un rôle fondamental dans la constitution et la cohésion de ce bloc. Il en forme la véritable armature institutionnelle tout comme il lui fournit son ciment idéologique.

L’État face aux luttes des classes dominées : de la répression à l’intégration. L’État est enfin au service de la classe dominante en la défendant contre les éventuelles entreprises hostiles des classes dominées. Concentrons-nous ici sur le cas du prolétariat qui, de toutes les classes dominées, est celle dont les luttes présentent potentiellement le plus grand risque pour la classe dominante. Les rapports de l’État aux luttes de classe du prolétariat mêlent en fait, en des proportions variables selon les États et les péripéties de la lutte des classes, trois composantes différentes.
– La répression. Au nom de l’ordre et de la défense de la sacro-sainte propriété privée, l’État réprime les luttes du prolétariat, dès lors qu’elles menacent ou risquent de menacer non seulement les bases du pouvoir de la classe dominante (la propriété de moyens de production et l’État lui-même) mais aussi, tout simplement, la configuration établie des rapports de classes : les modalités établies de domination et d’exploitation, le bloc hégémonique constitué, etc. À cette fin, l’État dispose de toute une gamme de forces répressives : depuis le système pénal ordinaire (droit pénal, tribunaux et prisons) jusqu’à l’armée en passant par les forces de police spécialisées dans le maintien de l’ordre (la répression des grèves, des manifestations de rue, des réunions publiques, etc.).
– La neutralisation. Pour autant qu’il en tolère l’expression, l’État joue aussi un rôle particulier dans le processus consistant à neutraliser les luttes de classes du prolétariat, à en réduire la portée, à en limiter l’efficacité, en les enfermant dans un cadre compatible avec le maintien [88] de la domination de classe capitaliste : grèves dans le cadre d’un droit de grève réglementé, manifestations de rue dans le cadre du respect de « / ‘ordre public », campagnes électorales dans le cadre du jeu électoral et du parlementarisme, etc.
– L’intégration. Elle consiste à obtenir le consentement, au moins passif, du prolétariat à sa propre domination, de manière à élargir et à renforcer d’autant l’hégémonie de la classe dominante. Voire à intégrer une partie du prolétariat (certaines de ses couches) dans le bloc hégémonique, dans un statut subalterne de relais. Elle a pour condition la reconnaissance par l’État de la légitimité de certains des intérêts du prolétariat par la mise en œuvre de politiques sociales appropriées, de dispositifs institutionnels (juridiques et administratifs), de services publics et d’équipements collectifs en mesure de satisfaire au moins en partie ces intérêts. Ainsi, l’État ne peut remplir ni sa fonction générale d’unification du corps social, ni sa fonction particulière d’« instrument » de la domination de classe, sans prendre en compte et ménager aussi certains au moins des intérêts des classes dominées. Dût-il pour cela refréner les appétits de domination et d’exploitation de la classe dominante ou de certains de ses éléments.

4.3. L’unité propre et l’autonomie relative de l’État à l’égard des classes en lutte.

Dans l’accomplissement de sa fonction générale d’unification et de pacification du corps social, l’État est en proie aux obstacles et limites que lui opposent les différentes classes en lutte et leurs particularités. Dès lors, l’État ne peut remplir cette fonction qu’à la condition de parvenir à transcender les particularités constitutives des différentes classes sociales en lutte. En un mot, il lui faut disposer tout à la fois d’une unité propre et d’une autonomie relative par rapport aux différentes classes en lutte.
L’unité propre de l’État. Elle lui est assurée par son organisation sous la forme d’un ensemble d’appareils [89] (appareil militaire, policier, judiciaire, fiscal, appareil d’assistance, de formation scolaire, etc.). Ce sont autant de corps séparés (juridiquement) du restant de la société tout en la maillant par des réseaux plus ou moins denses d’institutions, disposant de leur propre autorité (la loi) et de leur propre base économique (la fiscalité), entre lesquels s’établit une division du travail politico-administratif et dont l’unité est assurée par leur coordination au sommet de l’État par l’action gouvernementale.
L’unité propre de l’État se trouve renforcée par l’organisation bureaucratique de ces mêmes appareils, impliquant une double hiérarchie du pouvoir (de l’autorité) et du savoir (de la compétence), dans laquelle chaque échelon se trouve directement placé sous le contrôle de l’échelon supérieur tandis qu’il contrôle lui-même l’échelon inférieur. Ce qui confère une grande cohésion mais aussi une grande rigidité à l’organisation matérielle et institutionnelle de l’État.
Cette unité repose enfin sur l’existence même de la bureaucratie en tant que catégorie sociale particulière, possédant ses intérêts propres, distincts de ceux des différentes classes sociales, du fait de sa place singulière dans la division sociale du travail ; et ce, bien que, du fait même de leur organisation hiérarchique mais aussi de leurs différences éventuelles de statut, les divers corps de fonctionnaires (d’agents de l’État) appartiennent à ces différentes classes sociales, comme on l’a déjà vu.

L’autonomie relative de l’État.

L’unité propre de l’État lui assure une certaine autonomie par rapport aux différentes classes en lutte, y compris la classe dominante. Cette autonomie est en fait double :
– Organisationnelle : l’État possède sa propre organisation, avec ses propres agents, distincte de toutes celles que peuvent élaborer concurremment les différentes classes en lutte (sous forme de partis, de syndicats, d’associations, de mutuelles, etc.). Il est capable à ce titre de leur tenir tête et de leur en imposer.
[90]
– Stratégique : l’État dispose aussi d’une autonomie de décision et d’action aux différents niveaux de l’appareil d’État par rapport aux intérêts, volontés, actions des différentes classes sociales, y compris en définitive la classe dominante.
Mais il ne peut jamais s’agir que d’une autonomie relative. Autrement dit, l’État ne peut pas s’abstraire totalement de la lutte des classes : il n’existe pas indépendamment d’elle, puisqu’il en est le produit en tant que matérialisation des rapports de forces entre elles. Dans cette mesure même, son degré d’autonomie fluctue essentiellement en fonction de ces derniers.
Plus ces rapports sont favorables à la classe dominante, moins est grande l’autonomie de l’État. Lorsque la classe dominante domine sans partage (sans concessions ni compromis), l’État est entièrement au service de cette dernière. C’est ce qui se produit par exemple sous un régime de dictature de la classe dominante.
Inversement, plus les luttes des classes dominées parviennent à rééquilibrer les rapports de forces en leur faveur, plus l’autonomie de l’État est grande. C’est le cas en particulier lorsque la lutte de classe du prolétariat impose à la classe dominante des réformes de structure que l’État est chargé de mettre en œuvre et que sa propre organisation institutionnelle matérialise.
À la limite, il peut se créer des situations exceptionnelles dans lesquelles la lutte des classes aboutit à un équilibre entre les différentes classes tel que l’État tend à s’émanciper de l’ensemble de la société civile, à s’ériger au-dessus des différentes classes en luttes (exemple typique signalé par Marx : le bonapartisme).

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IV. Comment le patriarcat et le capitalisme renforcent-ils conjointement l’oppression des femmes ? (Extraits)

Mardi 2 juin 2020 / DE : DENISE COMANNE

Le patriarcat

L’oppression des femmes est très ancienne : elle préexiste au capitalisme qui est aussi un système d’oppression mais plus global. On appelle « patriarcat » l’oppression que les femmes subissent en tant que femmes de la part des hommes. Cette oppression se reproduit de multiples façons au delà de l’aspect strictement économique : par le langage, la filiation, les stéréotypes, les religions, la culture… Cette oppression prend des formes très différentes selon par exemple qu’on vit au Nord ou au Sud de la planète, en milieu urbain ou en milieu rural.
La révolte contre l’oppression ou l’exploitation ressentie ne débouche pas ipso facto sur la mise en cause du patriarcat (la classe ouvrière opprimée ne décide pas non plus ipso facto de mettre fin au capitalisme et, pourtant, il est plus « facile » de réagir à l’oppression du patron qu’à celle du compagnon). Pour cela, il faut encore pouvoir se débarrasser des explications les plus courantes, qu’elles soient d’inspiration physiologique (appareil sexuel ou cerveau différent) ou psychologique (caractère passif, docile, narcissique, etc.) pour déboucher sur une critique politique du patriarcat, en tant que système de pouvoir dynamique, capable de se perpétuer, et qui résiste à toute transformation de son noyau central : la suprématie des hommes [2].
Être féministe, c’est donc prendre conscience de cette oppression et, ayant pris conscience que c’est un système, travailler à le détruire pour permettre l’émancipation (la libération) des femmes.

Caractéristiques du patriarcat [3]

La domination masculine ne se réduit pas à une somme de discriminations. C’est un système cohérent qui façonne tous les domaines de la vie collective et individuelle.

1) Les femmes sont « surexploitées » sur leur lieu de travail et elles fournissent – en plus -de longues heures de travail domestique mais ces dernières n’ont pas le même statut que les heures de travail salarié. Sur le plan international, les statistiques montrent que si on prend en compte le travail professionnel des femmes qui est rémunéré, plus le travail domestique, le groupe des femmes produit un « surtravail » par rapport à celui des hommes. Cette non-mixité dans les tâches et les responsabilités familiales est la face visible (grâce aux féministes) d’un ordre social fondé sur la division sexuelle du travail, c’est à dire sur une répartition des tâches entre les hommes et les femmes, suivant laquelle les femmes seraient censées se consacrer prioritairement et « tout naturellement » à l’espace domestique et privé tandis que les hommes se consacrent à l’activité productive et publique.
Cette répartition loin d’être « complémentaire » définit une hiérarchie entre les activités « masculines » (valorisées) et les activités « féminines » (dévalorisées). Elle n’a jamais correspondu, dans les faits, à une égalité. La grande majorité des femmes a toujours cumulé une activité productive (au sens large du terme) et l’entretien du groupe domestique.

2) La domination se caractérise par une absence totale ou partielle de droits. Les femmes mariées au 19e siècle en Europe n’avaient quasiment pas de droits ; ceux des femmes d’Arabie saoudite aujourd’hui sont réduits à peu de choses (généralement, les femmes qui vivent dans des sociétés où la religion est une affaire d’État, ont des droits fort limités).
Les droits des femmes occidentales se sont par contre considérablement élargis sous l’influence du développement du capitalisme – elles devaient pouvoir travailler et consommer « librement » – mais aussi et surtout grâce à leurs luttes.
Les femmes n’ont pas cessé de lutter collectivement depuis deux siècles pour revendiquer le droit de vote, le droit au travail, de se syndiquer, la libre maternité, l’égalité pleine et entière au travail, dans la famille et dans l’espace public.

3) La domination s’accompagne toujours d’une violence, qu’elle soit physique, morale ou « idéelle ». La violence physique, ce sont les violences conjugales, le viol, les mutilations génitales, etc. Cette violence peut aller jusqu’au meurtre. Les violences morales ou psychologiques, ce sont les insultes, les humiliations. Les violences « idéelles », ce sont les violences inscrites dans les représentations (les mythes, les discours, etc.). Par exemple, chez les Baruya (population de la Nouvelle Guinée) où les hommes exercent leur domination sur tous les terrains, le lait des femmes n’est pas considéré comme un produit féminin mais comme la transformation du sperme des hommes. Or, cette représentation du lait comme produit dérivé
du sperme est une forme d’appropriation par les hommes du pouvoir de procréation des femmes, et c’est une manière d’inscrire dans la représentation des corps, la subordination des femmes.
4) Les rapports de domination s’accompagnent le plus souvent d’un discours qui vise à faire passer les inégalités sociales pour des données naturelles. L’effet de ce discours, c’est de faire admettre ces inégalités comme un destin incontournable : ce qui relève de la nature, ne peut pas être changé.
On trouve ce type de discours dans la plupart des sociétés. Par exemple dans la société grecque antique, il est fait référence aux catégories du chaud et du froid, du sec et de l’humide pour définir la « masculinité » et la « féminité ». Voici l’explication donnée par Aristote : « Le mâle est chaud et sec, associé au feu et à la valeur positive, le féminin est froid et humide, associé à l’eau et à la valeur négative (…) ». C’est qu’il s’agit, dit Aristote, d’une différence de nature dans l’aptitude à « cuire » le sang : les règles chez la femme sont la forme inachevée et imparfaite du sperme. Le rapport perfection/imperfection, pureté/impureté, qui est celui du sperme et des menstrues, donc du masculin et du féminin trouve par conséquent chez Aristote son origine dans une différence fondamentale, biologique.Une inégalité sociale inscrite dans l’organisation sociale de la cité grecque (les femmes ne sont pas citoyennes) est transcrite en termes de nature, dans la représentation des corps.
Dans d’autres sociétés, ce sont d’autres qualités « naturelles » qui sont associées à l’homme ou à la femme et qui aboutissent elles aussi à une hiérarchisation entre le groupe des hommes et celui des femmes. Un exemple, celui de la société des Inuits : là, le froid, le cru et la nature sont du côté de l’homme, alors que le chaud, le cuit et la culture sont du côté de la femme. C’est l’inverse dans les sociétés occidentales, où l’on associe homme-culture/femme-nature. On peut donc constater qu’avec des qualités « naturelles » différentes (froid et chaud pour les femmes par exemple), on aboutit néanmoins à les rationaliser dans un rapport social hiérarchisé entre les hommes et les femmes (quelle que soit la qualité « naturelle », c’est moins bon chez la femme).
Il ne s’agit pas de nier ainsi toute différence biologique entre les hommes et les femmes. Constater une différence, ce n’est pas admettre automatiquement une inégalité. Mais quand, dans une société, est monté en épingle un ensemble de « différences naturelles » non pas entre tel ou tel individu mais entre des groupes sociaux, on doit soupçonner un rapport social inégalitaire masqué derrière le discours de la différence.
Ce discours de « naturalisation » n’est pas spécifique aux rapports de domination des hommes sur les femmes, on le trouve par exemple dans la manière de décrire la situation des noirs. Certains discours tendaient ainsi à justifier la situation d’exploitation et d’oppression des noirs, sous ses différentes formes, par leur « paresse » congénitale. On le constate également à propos des prolétaires du XIX siècle : à cette époque, on expliquait leur impossibilité de sortir de la pauvreté par le fait qu’ils étaient des ivrognes par nature, de père en fils.
Ce type de discours tend à transformer des individus intégrés dans des rapports sociaux en « essences » avec des « qualités » définitives, relevant de la nature, qui ne peuvent pas être changées et qui donc justifient, légitiment ces rapports d’inégalité, d’exploitation, d’oppression etc.
5) S’il n’y a pas de luttes, le type de discours de « naturalisation » peut très bien être intériorisé par les opprimées. En ce qui concerne les femmes, par exemple, l’idée suivant laquelle, parce que ce sont elles qui portent les enfants et les mettent au monde, elles seraient « naturellement » plus douées que les hommes pour s’en occuper, quand ils sont petits du moins, est largement répandue. Pourtant, les jeunes femmes sont souvent aussi démunies que leur conjoint dans les premiers jours qui suivent la naissance. Par contre, elles ont souvent été préparées psychologiquement (à travers l’éducation et les normes diffusées dans l’ensemble de la société) à cette nouvelle responsabilité qui va nécessiter un apprentissage. Cette répartition des tâches à propos des enfants (qui confient quasi exclusivement aux femmes les soins matériels des bébés) n’a rien de « naturel » ; elle relève de l’organisation sociale, d’un choix collectif de société même s’il n’est pas formulé explicitement. Le résultat est bien connu : ce sont majoritairement les femmes qui doivent se débrouiller pour « concilier » travail professionnel et responsabilités familiales, au détriment de leur santé et de leur situation professionnelle, les hommes, quant à eux, étant privés de ce contact permanent avec les jeunes enfants.
Cette naturalisation des rapports sociaux s’inscrit inconsciemment (subtilement) dans les comportements des dominants et des dominées et les pousse à agir conformément à la logique de ces rapports sociaux, les hommes devant se conformer (dans les sociétés méditerranéennes par exemple) à la logique de l’honneur (ils doivent à tout moment faire la preuve de leur « virilité »), les femmes à celle de la discrétion, du service, de la docilité.
Ce discours de « naturalisation », porté par les dominants, aboutit au fait que les individus des deux sexes se voient coller une étiquette, assignés à une identité unique et dans certains cas, persécutés ou du moins maltraités, au nom de leur origine sociale, de la couleur de leur peau, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, etc. Dans les sociétés occidentales, le modèle de référence a longtemps été, et reste encore très largement, celui de l’homme, blanc, bourgeois, chrétien, hétérosexuel. Seule une personne réunissant ce type de caractéristiques pouvait prétendre être un individu à part entière et pouvoir parler pour l’humanité. Tous les autres, les noirs, les juifs, les tziganes, les homos, les travailleurs immigrés et leurs enfants, les femmes (ces dernières pouvant d’ailleurs concentrer sur elles plusieurs de ces « stigmates ») devaient et doivent encore se justifier pour bénéficier des mêmes droits que les dominants.

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V. (Ré)articulation des rapports sociaux de sexe, classe et « race»
Introduction

Jules Falquet, Emmanuelle Lada et Aude Rabaud

https://doi.org/10.4000/cedref.407

1. (…) Depuis les années quatre-vingts, le marché du travail s’est durablement détérioré – le développement de l’emploi précarisé touchant majoritairement les femmes et les classes populaires, racisées ou non1. Le phénomène migratoire s’est renouvelé et féminisé, tandis que la xénophobie et le racisme se sont renforcés dans le sillage de la manipulation politique des thèmes migratoires et sécuritaires, par la gauche comme par la droite. Sur le plan des rapports sociaux de sexe, le discours dominant prétend que nous avons quasiment atteint l’égalité, mais quotidiennement, tout démontre qu’il n’en est rien : globalement, les salaires des femmes restent inférieurs et leurs conditions de travail, défavorables, notamment du fait du temps partiel souvent imposé, la violence sexiste persiste, comme l’a montré l’enquête ENVEFF (2003), tandis que les médias diffusent des modèles de féminité et de masculinité toujours plus aliénants. Pour beaucoup de femmes (et d’hommes), la guerre n’est qu’à un coup de téléphone de distance, pour reprendre l’expression de Daisy Hernández et Bushra Rehman (2002) et le sécuritarisme croissant des pouvoirs publics nous confronte de plus en plus souvent à l’arbitraire des multiples fonctionnaires et hommes en armes.

2. Ces transformations complexes ont aussi débouché sur un renouvellement du champ politique, assorti d’une certaine perte de repères théoriques. En France par exemple, de nouveaux mouvements sociaux sont apparus, notamment autour de lignes de revendications anti-système (de la lutte anti et alter-mondialisation aux « révoltes » des banlieues en passant par différentes mobilisations contre la guerre, la précarisation ou encore le racisme et l’extrême-droite), portés par de « nouveaux » secteurs de la jeunesse, des populations racisées et des couches populaires notamment. Ces mouvements sont porteurs d’espoirs, mais révèlent aussi l’incapacité des organisations politiques « traditionnelles » à exprimer les attentes de la population et le blocage des canaux de participation politique classique, lié à la fermeture presque complète des gouvernements successifs, qui tournent résolument le dos à leurs administré-e-s. Ce mépris exaspère les antagonismes et la colère de la jeunesse racisée2 et populaire, particulièrement discriminée et souvent provoquée par la police. Divers nationalismes et fondamentalismes se développent sur ce terreau, tant parmi les groupes dominants que parmi les groupes dominés, rencontrant la complaisance des pouvoirs publics et des médias.

(…)

4. La confusion politique croissante qui semble prévaloir aujourd’hui, l’insuffisance cruelle d’outils adaptés pour penser et combattre les inégalités sociales, économiques et politiques actuelles, sont dialectiquement liées à un retour en force du naturalisme et de l’essentialisme, que le féminisme et la sociologie des relations interethniques et du racisme avaient identifiés depuis longtemps déjà parmi leurs principaux ennemis. Concernant la classe, comme l’a montré Mathieu (1970), l’essentialisme a très lentement cédé prise à la suite de plus d’un siècle de luttes sociales résolues. Cependant, à la place de la naturalisation des rapports de classe, on assiste à l’heure actuelle soit à leur occultation, soit à leur priorisation au détriment des autres rapports sociaux, ce qui n’est pas sans poser problème. Pour ce qui concerne les rapports sociaux de sexe et de « race », au-delà des discours convenus, la plupart des gens restent persuadé-e-s du caractère biologique, naturel et finalement « réel », des catégories femmes, hommes, Noir-e-s ou Blanc-he-s 4. Ce naturalisme est d’autant plus préoccupant qu’on l’observe dans toute une partie du discours politique et du monde intellectuel, aussi bien dans les déclarations qui se veulent féministes de toutes sortes d’acteurs et d’actrices, que dans celles d’une partie des mouvements antiracistes.

5. Ainsi, pour certaines personnes, il semble que le féminisme consiste tout simplement à « défendre toutes les femmes discriminées ». C’est une perspective qui a été légitimée notamment par l’ONU, institution libérale s’il en est, avec sa Convention pour l’élimination de toutes les discriminations envers les femmes. Certes, cette lutte est importante, mais elle ne constitue qu’un objectif pratique5, l’objectif stratégique étant de faire disparaître les femmes comme groupe social crée par l’exploitation-oppression : « c’est pour nous une nécessité absolue, […] notre survie exige de contribuer de toutes nos forces à la destruction de la classe —les femmes— dans laquelle les hommes s’approprient des femmes » (Wittig, 2001 [1980] : 63-64). Très concrètement, il s’agit de combattre la division sexuelle inégalitaire du travail qui est à l’origine de la séparation de l’humanité en deux classes de sexe (Delphy, 1998 [1970] ; Guillaumin, 1992 ; Kergoat, 2000). Ramener le féminisme au seul horizon de la lutte contre les discriminations peut donc être considéré comme un retour subtil mais réel vers des perspectives naturalistes, qui n’interrogent pas la construction sociale des femmes.

6. Les luttes antiracistes ne sont pas plus exemptes du risque de naturalisation. D’abord, de naturalisation de la « race » : certes, le retournement du stigmate est une stratégie habile et pratiquée de longue date par beaucoup d’opprimé-e-s. En revanche, postuler une altérité radicale (par exemple, face à « la France » ou à « l’occident »), serait faire peu de cas des effets de l’histoire et notamment de l’esclavage, de la colonisation, du « développement »6 et de la migration. Des rapports de pouvoir profondément inégalitaires mais sans cesse mouvants structurent les relations entre des communautés éminemment « imaginées » (Anderson, 2002), dont les frontières ethniques sont en constante transformation (Barth, 1995 [1969]). La plupart des militant-e-s évitent cependant ce piège grossier.

7. En revanche, l’essentialisation des femmes racisées, leur homogénéisation, leur « extranéïsation » et leur instrumentalisation sont moins fermement combattues. En effet, dans le processus d’invention perpétuelle de « communautés » et de « cultures », on sait que les femmes font l’objet de fortes injonctions à faire « corps » autour de ces « communautés » et « cultures » définies par des mouvements sociaux ou des « entrepreneur-e-s ethniques » souvent éloigné-e-s de toute préoccupation en faveur des femmes, dans le cadre de projets nationaux et nationalistes concurrents (Anthias et Yuval Davis, 1989 ; Yuval Davis, 1997). Or, la plupart de ces « cultures » et projets sont oppressifs pour elles – les femmes ne les partagent d’ailleurs que relativement, comme l’a si bien montré Nicole-Claude Mathieu dans son article « Quand céder n’est pas consentir » (1991). Aujourd’hui ne fait pas exception : dans le cadre de l’exacerbation du racisme quotidien et structurel, beaucoup de femmes racisées se voient assignées – par certains projets antiracistes tout comme par les dominant∙e∙s – à des appartenances communautaires et/ou religieuses fort étroites. L’accès à l’universalité et à l’individualité leur est refusé, elles sont soit vilipendées, soit sanctifiées et en tout cas homogénéïsées, puis repoussées ou enfermées dans « leur communauté » et présentées ensuite comme d’inquiétantes (ou de romantiques) inconnues. Or, de qui sont-elles inconnues ? Des Français-es ? Pas de toutes les Français-es, puisque beaucoup de Français-es sont justement ces « étrangères » altérisées, les membres de leur famille, leurs amant-e-s, leurs ami-e-s, leurs collègues, voire leurs employeur-e-s.

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VI. Crise de conjoncture et crise révolutionnaire du capitalisme

Léon Trotsky -Œuvres – décembre 1929

(…)
La conjoncture économique et la radicalisation des masses.
(…)

Il est faux qu’une crise, toujours et dans n’importe quelles conditions, radicalise les masses. Exemple : l’Italie, l’Espagne, les Balkans, etc. Il est faux que le radicalisme de la classe ouvrière corresponde immanquablement à une période de déclin du capitalisme. Exemple : le chartisme en Angleterre, etc . Chambelland et Vassart, au nom de schémas inanimés, méconnaissent autant l’un que l’autre l’histoire vivante du mouvement ouvrier. (…) Il faut savoir distinguer les premiers symptômes, qui ne s’étendent, pour le moment, qu’à la sphère économique, adapter sa tactique à ces symptômes, et suivre attentivement l’évolution du processus. En même temps, on ne doit pas perdre un instant de vue le caractère général de notre époque, qui a déjà montré plus d’une fois et montrera encore, qu’entre les premiers symptômes d’animation et l’élan impétueux qui crée une situation révolutionnaire, il faut non pas quarante ans, mais peutêtre cinq fois ou même dix fois moins.

Vassart ne s’en tire pas mieux. Il établit tout simplement un parallélisme mécanique entre l’exploitation et la radicalisation. Comment peuton nier la radicalisation des masses, s’écrie Vassart, indigné, si l’exploitation augmente de jour en jour ? C’est de la métaphysique enfantine, toute inspirée de Boukharine. La radicalisation, il faut la démontrer, non par des déductions, mais par des faits. L’argument de Vassart peut sans peine être retourné ; il suffit de poser cette question : Comment les capitalistes pourraientils augmenter de jour en jour l’exploitation s’il y avait réellement radicalisation ? C’est précisément le manque de combativité des masses qui permet d’aggraver l’exploitation. Certes, un tel raisonnement, non accompagné de réserves, serait lui aussi unilatéral, mais il serait tout de même plus près de la réalité que l’échafaudage de Vassart.

Le malheur est que l’accroissement de l’exploitation n’entraîne pas en toutes circonstances une plus grande combativité du prolétariat. Ainsi, dans une conjoncture déclinante, dans une période de développement de chômage, tout particulièrement après des batailles perdues, l’accroissement de l’exploitation engendre non pas la radicalisation des masses, mais au contraire l’abattement, la débandade, et la désagrégation. C’est par exemple ce que nous avons vu chez les mineurs anglais, au lendemain de la grève de 1926. C’est ce que nous avons vu sur une plus large échelle encore en Russie, quand la crise industrielle de 1907 vint s’ajouter à l’écrasement de la révolution de 1905. Si, ces deux dernières années, l’accroissement de l’exploitation a abouti en France à un certain développement du mouvement de grèves, c’est qu’un terrain propice à été créé, par l’essor de la conjoncture économique et non par son déclin.

Que disent les chiffres de la statistique des grèves ?

Ces chiffres confirment-ils la thèse de la radicalisation des masses ou l’infirment-ils ? Tout d’abord, répondrons-nous, ils la sortent du domaine de l’abstraction où Monmousseau dit « Oui », tandis que Chambelland dit «Non », sans définir ce qu’il faut entendre par radicalisation. Les chiffres cités plus haut concernant la lutte gréviste sont un témoignage indiscutable de certaines évolutions qui s’opèrent dans la classe ouvrière. En même temps, ils donnent une très précieuse estimation de la quantité et de la qualité de ces mouvements. Ils indiquent la dynamique générale du processus et permettent, dans une certaine mesure, de prévoir ce que sera demain, ou, plus exactement, les variantes de demain.

Tout d’abord établissons que les chiffres pour 19281929, en regard de la période précédente, caractérisent en quelque sorte le début d’un cycle nouveau dans la vie du prolétariat français. Ils autorisent à supposer que dans les masses se sont opérés et s’opèrent de profonds processus moléculaires dont le résultat est que l’inertie du léchissement ce qui, pour le moment, ne s’applique qu’à la lutte économique commence à être vaincue.

Cependant, les mêmes chiffres montrent que le développement du mouvement de grèves est encore très modeste et ne donne nullement l’impression d’un débordement impétueux qui permettrait de conclure à une période révolutionnaire, voire prérévolutionnaire. Notamment, la différence entre les années 1928 et 1929 n’est pas sensible. Au premier plan du mouvement de grèves figurent pour le moment, ainsi qu’il est mentionné ci-dessus, les entreprises de l’industrie légère. Chambelland tire de ce fait un argument massue contre la radicalisation en général. Autre chose, dit-il, serait si les grèves englobaient les grandes entreprises d’une industrie-clé, métallurgie ou produits chimiques. En d’autres termes, il se représente la radicalisation tombant du ciel toute faite. En réalité, les chiffres attestent non seulement que la lutte du prolétariat est entrée dans un nouveau cycle, mais aussi que ce cycle ne fait que passer aujourd’hui par ses premières étapes. Après les défaites et le dépérissement du mouvement, une recrudescence en l’absence de tout grand événement, ne pouvait en réalité se manifester autrement que dans la périphérie industrielle, c’estàdire l’industrie légère, les branches secondaires, les entreprises de moindre importance. Le déplacement du mouvement de grèves dans la métallurgie, dans la construction mécanique et dans les transports signifierait le passage de celui-ci à un stade plus élevé et indiquerait déjà, non les symptômes d’une évolution qui commence, mais un changement radical dans l’état d’esprit de la classe ouvrière. On n’en est pas encore là. Mais il serait absurde de fermer les yeux sur le premier stade du mouvement simplement parce que le deuxième, le troisième ou le quatrième ne s’est pas encore produit. La grossesse, même au bout du deuxième mois, n’en est pas moins la grossesse. A vouloir la forcer, on aboutit à un avortement. Mais on peut arriver au même résultat en voulant l’ignorer. Il y a lieu d’ajouter, cependant au sujet de cette analogie, que dans le domaine social les délais sont loin d’être aussi précis que dans le domaine biologique.

Les faits et les phrases.

Quand on examine la question de la radicalisation des masses, on ne doit pas un seul instant oublier que le prolétariat n’atteint au monolithisme que dans les périodes les plus élevées d’essor révolutionnaire ; dans les conditions ordinaires de la société capitaliste, le prolétariat est loin d’être homogène, l’hétérogénéité de ses couches sociales apparaissant de la façon la plus nette précisément aux tournants du chemin. Les couches les plus exploitées, les moins qualifiées ou les plus politiquement retardataires du prolétariat sont fréquemment les premières à engager la lutte, et souvent les premières à l’abandonner au moment des revers. Dans une nouvelle étape, il est plus facile d’entraîner dans le mouvement les groupes d’ouvriers qui, dans l’étape précédente, n’ont pas subi de défaites, sans doute, en général, parce qu’ils n’ont pas encore pris part à de grandes batailles. Sous une forme ou sous une autre, ces phénomènes doivent également s’observer en France.

L’indécision des ouvriers organisés que signale la presse communiste officielle elle-même témoigne dans le même sens. Les organisés ont effectivement les centres de rétention trop fortement développés. Se sentant une partie infime du prolétariat, les organisés ont fréquemment tendance à jouer un rôle conservateur. Cela n’est évidemment pas un argument contre l’organisation, mais un argument contre sa faiblesse, et un argument contre les chefs syndicaux du type Monmousseau qui ne comprennent pas la nature de l’organisation syndicale et ne sont pas capables de lui assurer la place qui lui revient dans la classe ouvrière. Mais, de toute façon, dans la période actuelle, le rôle d’avant-garde que jouent les inorganisés dans le mouvement de grèves atteste qu’il ne s’agit pas, pour l’instant, d’une lutte révolutionnaire, mais d’une lutte corporative économique et, par surcroît, de ses manifestations primitives.

Dans le même sens témoigne le rôle important que jouent, dans les mouvements de grève, les ouvriers étrangers, lesquels – constatons-le, en passant ont devant eux en France un rôle analogue dans une certaine mesure, celui des nègres aux EtatsUnis [2]. Mais il s’agit là de l’avenir. A l’heure actuelle, le rôle que jouent dans les grèves les étrangers, qui souvent ne connaissent pas le français, est une preuve de plus qu’il s’agit non d’une lutte politique mais d’une lutte corporative dont l’impulsion a été donnée par le changement de conjoncture économique.

Même en ce qui concerne le front purement économique, on ne peut pas parler comme le font Monmousseau et Cie du caractère offensif de la lutte. Ils fondent cette formule sur le fait qu’un important pourcentage de grèves ont lieu au nom de l’augmentation des salaires. Ces chefs profonds oublient que cette forme de revendication est imposée aux ouvriers, d’une part par la hausse des prix des produits vitaux, d’autre part par le renforcement de l’exploitation physiologique de l’ouvrier consécutif aux nouvelles méthodes industrielles (rationalisation). L’ouvrier est obligé de revendiquer une augmentation du salaire nominal afin de défendre son niveau de vie d’hier. Ces grèves ne peuvent avoir un caractère offensif que du point de vue de la comptabilité capitaliste. Du point de vue de la politique syndicale, elles revêtent un caractère strictement défensif. C’est précisément cet aspect de la question que devrait comprendre nettement, et mettre à tout moment en évidence, tout syndicaliste sérieux. Mais Monmousseau et Cie se croient en droit d’être des syndicalistes bons à rien sous prétexte qu’ils ont, qu’on pardonne l’expression, des chefs révolutionnaires. En s’égosillant à crier au caractère offensif, politique et révolutionnaire des grèves économiques purement défensives, ils ne changent pas, bien entendu, la nature de ces grèves et ne rehaussent pas leur importance d’un millimètre, mais ils arment en revanche on ne peut mieux les patrons et les pouvoirs publics pour la résistance aux ouvriers.

Les choses ne sont nullement améliorées quand nos « chefs » viennent affirmer que les grèves prennent un caractère « politique » en raison…  du rôle actif qu’y joue la police. Le bel argument ! Les matraquages de grévistes par la police sont qualifiés d’offensive révolutionnaire des ouvriers ! L’histoire de France connaît plus d’une fusillade d’ouvriers lors de grèves purement économiques. Aux Etats-Unis, la répression sanglante des grèves est une règle. Est-ce que les ouvriers des EtatsUnis, mènent une lutte des plus révolutionnaires ? Seuls les braillards qui font inconsciemment le jeu des patrons et de leur police peuvent l’identifier avec l’offensive politico-révolutionnaire des masses ouvrières.

Lorsque le conseil général des trade unions britanniques présenta la grève révolutionnaire de 1926 comme une manifestation pacifique, il savait ce qu’il faisait, c’était là une trahison foncièrement préméditée. Lorsque Monmousseau et Cie présentent des grèves économiques éparses comme une offensive révolutionnaire contre l’Etat bourgeois, personne ne les accusera de trahison consciente : il est peu probable que, d’une façon générale, ces genslà soient capables d’agir avec préméditation. Mais les ouvriers ne s’en trouvent pas mieux.

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VII. Stratégie et politique : De Marx à la IIIe Internationale
(extrait)

Daniel Bensaid , 2007

Hypothèses stratégiques

La stratégie révolutionnaire articule une pluralité de temps et d’espaces. Elle combine l’histoire et l’événement, l’acte et le processus, la prise de pouvoir et « la révolution en permanence ». Les révolutions du XXe siècle permettent de dégager de grandes hypothèses stratégiques. Celle de la grève générale insurrectionnelle s’inspire de la Commune de Paris et de l’insurrection d’Octobre. Elle implique un affrontement de dénouement rapide, avec pour enjeu central la prise de contrôle d’une capitale et des centres du pouvoir étatique. Celle de la guerre populaire prolongée s’inspire des révolutions chinoise et vietnamienne ; elle implique l’instauration durable d’un double pouvoir territorial et de zones libérées auto-administrées. De la révolution allemande à la révolution nicaraguayenne, en passant par la guerre civile espagnole, les guerres de libération nationale, ou la Révolution cubaine, les expériences du XXe présentent une combinaison variable de ces grandes caractéristiques. Mais toutes les stratégies subversives ont emprunté en les retournant les catégories politiques de la modernité : souveraineté, mais démocratique et populaire ; citoyenneté, mais sociale ; libération territoriale et internationalisme ; guerre, mais guerre populaire. Il n’est donc pas surprenant que la crise du paradigme politique de la modernité trouve son reflet dans la crise des stratégies de subversion, à commencer par le bouleversement de leurs conditions spatio-temporelles.
Henri Lefebvre soutient que le développement des connaissances requiert la mise en œuvre d’hypothèses stratégiques. Elles engagent sans prétendre à une vérité éternelle : tôt ou tard « le jeu stratégique se voit déjoué ». L’espace stratégique est un champ de forces et un jeu de rapports. L’espace de la domination étatique est celui où se déploient des stratégies qui déterminent des lieux à occuper, des cibles à atteindre, des centres de décision à investir [39].
La question abordée ici se limite à la lutte pour la conquête du pouvoir politique à l’échelle nationale, que nous appellerons « stratégie restreinte » pour la distinguer de la « stratégie élargie » dans le temps et dans l’espace, dont relève la théorie de la révolution permanente. Dans le cadre de la mondialisation, les États nationaux sont affaiblis et certains transferts de souveraineté ont lieu au profit d’institutions supranationales. Mais l’échelon national structure juridiquement les rapports de classe, articule un territoire à un État, et demeure décisif dans l’échelle mobile des espaces stratégiques [40].
Les critiques d’une vision « étapiste » du processus révolutionnaire (qui ferait de la prise du pouvoir un « préalable absolu » à toute transformation sociale), sont caricaturales ou ignorantes des débats au sein des mouvements révolutionnaires. Si la question stratégique a parfois pu être résumée par la formule « comment de rien devenir tout ? », c’était pour souligner que la rupture révolutionnaire est un saut périlleux, dont peut profiter un troisième larron (la bureaucratie). Il faut donc la nuancer. Il n’est pas vrai que le prolétariat ne soit rien avant la prise du pouvoir – et il est douteux qu’il doive devenir tout ! Empruntée au chant de l’Internationale, cette alternative du tout et du rien vise seulement à souligner l’asymétrie structurelle entre révolution (politique) bourgeoise et révolution sociale, la première prolongeant des positions de pouvoir, économiques et culturelles, acquises, alors que la seconde doit affronter une domination aussi bien économique que politique et culturelle.
Les catégories du front unique, des revendications transitoires, du gouvernement ouvrier, défendues, chacun à sa manière, par Trotski, Thalheimer, Radek, Clara Zetkin dans les débats programmatiques de l’Internationale communiste jusqu’au VIe congrès de l’IC visaient précisément à articuler l’événement révolutionnaire à ses conditions de préparation, les réformes à la révolution, le mouvement au but. Les notions d’hégémonie et de « guerre de position » allaient dans le même sens [41]. L’opposition entre l’Orient (où le pouvoir était supposé plus facile à conquérir, mais plus difficile à garder) et l’Occident relevait de la même préoccupation. Ces démarches s’opposaient à la théorie fataliste de l’effondrement (Zusammenbruch Theorie) défendues à la fin des années vingt par les économistes et idéologues de l’orthodoxie stalinienne naissante.
Contre les visions spontanéistes du processus révolutionnaire et contre l’immobilisme structuraliste, nous avons mis l’accent dans les années 1960 sur le rôle du « facteur subjectif » et sur l’importance, non de modèles, mais d’« hypothèses stratégiques ». Il ne s’agissait pas là d’une coquetterie terminologique. Un modèle, c’est à copier, avec un mode d’emploi. Une hypothèse, c’est un guide pour l’action, nourri des expériences passées, mais ouvert et modifiable à la lumière d’expériences nouvelles et de circonstances inédites. Il ne s’agit pas de spéculations mais de ce que l’on peut retenir des expériences passées (qui sont le seul matériau disponible), sachant que l’avenir n’est jamais leur simple répétition : les révolutionnaires courent toujours un risque analogue à celui des militaires, dont on dit qu’ils sont toujours en retard d’une guerre. À partir des événements révolutionnaires du XXe siècle (la Révolution russe et la Révolution chinoise, mais aussi la révolution allemande, les fronts populaires, la guerre civile espagnole, la guerre de libération vietnamienne, Mai 68, la révolution portugaise des Œillets, l’Unité populaire et le coup d’État au Chili, les révolutions d’Amérique centrale…), deux grandes hypothèses se sont donc dégagées. Elles correspondent à deux grands types de crises, deux formes de double pouvoir, deux modes de dénouement de l’antagonisme de classe.
Dans l’hypothèse de la grève insurrectionnelle, la dualité de pouvoir revêt une forme principalement urbaine de type Commune (non seulement la Commune de Paris, mais le soviet de Petrograd, l’insurrection de Hambourg, l’insurrection de Canton, celles de 36 et 37 à Barcelone…). Deux pouvoirs opposés ne peuvent coexister longtemps sur un espace concentré. Un dénouement rapide s’impose, qui peut déboucher sur un affrontement prolongé : la guerre civile en Russie, la guerre de libération au Vietnam après l’insurrection de 1945… Dans cette hypothèse, le travail d’organisation des soldats et de démoralisation de l’armée (dans la plupart des cas de conscription) joue un rôle important [42].
Dans l’hypothèse de la guerre populaire prolongée, le double pouvoir revêt une forme plutôt territoriale (de zones libérées et auto-administrées) qui peut coexister conflictuellement plus durablement avec l’ordre établi. Mao en a résumé certaines conditions dans sa brochure de 1927 « Pourquoi le pouvoir rouge peut exister en Chine ». L’expérience de la république de Yenan en a fourni l’illustration dans les années 1930. Alors que dans la grève générale insurrectionnelle les organes du pouvoir alternatif sont socialement déterminés par les conditions urbaines (Commune de Paris, soviets, conseils ouvriers, comité des milices de Catalogne, cordons industriels et commandos communaux au Chili…), dans la guerre populaire ils se concentrent dans une « armée du peuple » à prédominance paysanne.
Entre ces deux hypothèses épurées, se présente toute une gamme de variantes et de combinaisons intermédiaires. En dépit de sa légende foquiste (simplifiée entre autres par le livre de Debray Révolution dans la révolution), la révolution cubaine articule ainsi le foyer de guérilla, comme noyau de l’armée rebelle, et les tentatives d’organisation syndicale et de grèves générales urbaines à La Havane et Santiago.

Notes
[39] Henri Lefebvre, La Production de l’espace, Paris, Anthropos, p. 354. Cf. l’initiative des commandos d’Amadora en novembre 1975 au Portugal, l’assaut de la Telefonica de Barcelone en mai 1937, la prise du Palais d’Hiver en 1917 en Russie, l’assaut de la Moneda par les putschistes en septembre 1973 au Chili… Ou encore la tentative d’incendie symbolique de la Bourse en 1968.
[40] Voir Critique communiste, n° 179 (mars 2006) et 180 (nov. 2006).
[41] Voir le petit livre de Perry Anderson sur Les Antinomies de Gramsci, Paris, PCM.
[42] Cf. « Classiques rouges », Crosse en l’air ; Alain Brossat et J.-Y. Potel, Anthologie de l’antimilitarisme révolutionnaire (Paris, 10-18) ; Le procès de Draguignan (Paris, 10-18, 1976) ; voir aussi l’expérience des comités de soldats en France, des SUV au Portugal, et dans une perspective plus confirmative, le travail du Mir dans l’armée chilienne.

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VIII. Pour une stratégie de transformation sociale (extraits)

Michel Husson, Critique communiste, Eté 2006

L’offensive capitaliste

Le point de départ doit être ici la compréhension du mode de fonctionnement actuel du capitalisme. Pour l’essentiel, c’est un capitalisme qui augmente tendanciellement le taux d’exploitation (et donc le taux de rentabilité) et refuse de répondre aux besoins sociaux non rentables. Il assure sa reproduction de deux manières : par une distribution de plus en plus inégalitaire dans chacun des pays, et par une structure d’accumulation de plus en plus déséquilibrée au niveau mondial. Ces caractéristiques conduisent à un diagnostic contradictoire : d’un côté, le capitalisme triomphe, puisqu’il se libère de toutes ses entraves et obtient des taux de profit très élevés. En ce sens, il s’agit d’un capitalisme « pur ». Mais, d’un autre côté, apparaît le phénomène relativement inédit d’un capitalisme qui réalise d’énormes bénéfices, mais investit peu : il n’a alors d’autre usage du profit que de le distribuer sous forme de dividendes. Cette caractéristique est soulignée par des analystes qui n’ont rien d’anti-capitalistes, et Patrick Artus en vient ainsi à parler de capitalisme « sans projet »1 . On peut étendre ce constat au domaine des relations sociales, puisque le capitalisme admet aujourd’hui qu’il n’est pas fait pour satisfaire les besoins sociaux : il apparaît ainsi comme dépourvu de la légitimité sociale qu’il avait pu acquérir sur la base d’une répartition moins inégalitaire des revenus et d’un quasi plein .

Cette situation résulte d’une offensive néo-libérale qui s’appuie sur deux leviers principaux – la mise en concurrence et le chômage de masse – pour modifier profondément, non seulement le partage des richesses créées, mais aussi la forme même des rapports sociaux capitalistes. La stratégie suivie prend la forme d’un mouvement continu de régression qui ne connaît aucune limite. Il s’agit en effet d’une stratégie de mise en déséquilibre des « modèles sociaux » où chaque avancée en appelle d’autres : son point d’aboutissement n’est pas la mise en place de nouveaux compromis stables. C’est pourquoi l’avancée des contre-réformes est toujours considérée comme trop lente ou pas assez profonde, dans la mesure où les gouvernements bourgeois cherchent à ne pas déclencher d’affrontements généralisés en allant trop vite et trop fort. Au niveau international, la dérégulation a par définition pour résultat de rendre inopérants tous les leviers permettant un guidage des mécanismes économiques. Des institutions comme l’OMC ont été par essence conçues pour libéraliser l’économie mondiale et elles ne peuvent se donner d’autres objectifs.

La peau de chagrin du réformisme

Une telle conjoncture a eu comme premier effet de rétrécir le champ du réformisme classique. Sa critique du capitalisme contemporain – que l’on peut qualifier de keynésienne – devient inopérante, parce qu’elle sousestime complètement l’ampleur des transformations en cours en se limitant à la dénonciation de la finance. C’est son poids excessif qui conduirait au blocage des salaires, donc de la croissance et de l’emploi. Cette analyse trouve sa source chez Keynes mais encore plus chez Kalecki qui avait développé dès 1943 l’idée que rentiers et patrons pourraient s’allier pour éliminer les aspects défavorables, de leur point de vue, du plein emploi2.
Le taux d’intérêt, le budget et la fiscalité sont alors les outils essentiels d’une politique alternative. La baisse du taux d’intérêt rétablirait le dynamisme de l’accumulation ; l’augmentation des dépenses publiques et le creusement du déficit relanceraient la demande ; la taxation des revenus financiers découragerait la spéculation. On voit que le keynésianisme est cohérent, en ce sens que ses recettes sont adaptées au diagnostic porté. Le problème est que celui-ci ne va pas à la racine des choses.

Tout cela suppose en effet que le faible dynamisme de l’accumulation est le résultat de la prédation financière, qu’il suffirait donc d’éliminer pour que le capitalisme retrouve des « projets ». Il s’agit d’un total contresens car la finance n’est pas un obstacle au fonctionnement « normal » du capitalisme : en permettant aux capitaux de circuler librement, elle contribue à la mise en concurrence des travailleurs à l’échelle mondiale. Elle participe ainsi à la constitution d’un marché mondial sur lequel se forment des normes de compétitivité très élevées qui évincent les demandes non rentables. Nous ne sommes donc pas en face d’un capitalisme gangrené par la finance mais d’un capitalisme pur, libéré de ses entraves, en grande partie grâce à la financiarisation.

Les solutions keynésiennes sont donc inopérantes, parce qu’elles ignorent la crise systémique d’un capitalisme qui revendique ouvertement son incapacité à répondre aux besoins les plus urgents de la population mondiale. D’ailleurs les taux d’intérêt ont beaucoup baissé, sans que l’économie européenne redémarre. Les déficits budgétaires ont augmenté, mais pour de mauvaises raisons, à cause des baisses d’impôts qui bénéficient aux riches et leur procurent de surcroît une véritable rente d’Etat. Enfin, l’hymne à la croissance comme seule réponse au chômage oublie toute considération sur sa soutenabilité écologique et sur l’intensification du travail qu’elle implique.

Plus fondamentalement, la « critique keynésienne » inverse les fins et les moyens. Ses élaborations à vocation programmatique sont pour l’essentiel centrées sur des outils (budget, crédit, taux d’intérêt, etc.) qu’il suffirait d’activer pour obtenir un meilleur guidage des politiques macroéconomiques qui permettra de résoudre spontanément les problèmes sociaux, et notamment celui de l’emploi. Les keynésiens accordent à la croissance un rôle-clé, en oubliant la nécessité de remettre en cause son contenu, et pas seulement pour des raisons écologiques qui seraient à elles seules suffisantes. Cette croyance aveugle dans la possibilité et les vertus d’une croissance plus rapide passe à côté de la véritable raison de la faible accumulation du capital. Elle ne résulte pas de politiques macroéconomiques inadéquates mais du fonctionnement d’un capitalisme hyperconcurrentiel qui, encore une fois, préfère ne pas satisfaire des pans entiers des besoins sociaux plutôt que de la faire dans des conditions de rentabilité moins flamboyantes .

Le radicalisme néo-libéral appelle au contraire une critique radicale, qui prenne pour cible les fondements mêmes du capitalisme : l’exploitation et la propriété privée. Ce radicalisme ne s’oppose pas au keynésianisme mais l’englobe dans un projet mieux calibré3. Le déficit budgétaire préconisé par les keynésiens doit s’accompagner d’un prélèvement exceptionnel sur les fortunes visant à éponger la dette publique. La baisse des taux d’intérêt doit être mise au service du choix de la réduction du temps de travail comme forme privilégiée de redistribution des gains de productivité. Le contrôle des flux financiers doit compléter la défense et la promotion des services publics autour de la notion d’appropriation sociale. Bref, il faut cesser de confondre les fins et les moyens, et de croire que le bon usage des leviers de la politique économique pouvait dispenser de l’instauration d’une véritable démocratie sociale.

Le paradoxe keynésien (…)

Anatomie du révolutionnarisme

Une démarche programmatique doit éviter deux écueils : l’adaptation aux « contraintes économiques » et la surenchère systématique, que l’on peut qualifier de révolutionnariste. Cette dernière position repose sur deux postulats qui reposent sur une commune incompréhension de la dialectique entre programme et mobilisation. Le premier consiste à penser que les mots d’ordre les plus exigeants sont le moyen de susciter une mobilisation plus importante et radicale. Le meilleur programme est de ce point de vue celui qui met la barre le plus haut possible, et place par exemple l’expropriation sur le même plan que des revendications plus immédiates. Ce postulat condense plusieurs erreurs. Il pose que certains mots d’ordre seraient par essence anti-capitalistes et pousseraient la prise de conscience plus loin que des revendications seulement antilibérales. Mais l’augmentation des salaires, l’harmonisation des droits sociaux et démocratiques, la rénovation des services publics, ni même la réduction du temps de travail ne sont en soi des mesures anticapitalistes. On peut considérer qu’une loi d’interdiction des licenciements pour les entreprises qui font des bénéfices empiète sur le pouvoir patronal, mais elle n’équivaut pas non plus à une remise en cause globale de la propriété privée.

La deuxième erreur consiste à refuser délibérément de répondre à des objections implicitement qualifiées de bourgeoises. On nous dit : si l’on applique votre programme, par exemple l’augmentation des salaires, vous allez faire chuter la compétitivité de l’économie et perdre des emplois. La posture révolutionnariste consiste à répondre que cette question ne nous concerne pas, parce que nous rejetons la logique capitaliste de concurrence à outrance. Ce n’est évidemment pas faux, mais ce type de réponse est abstrait et ne tient pas compte de la temporalité de la transformation sociale. C’est se priver de l’argument décisif selon lequel la compétitivité n’est pas atteinte si l’on compense les hausses de salaires par la baisse des revenus financiers. Ce contre-argument a l’intérêt de répondre à l’objection, tout en désignant les résistances qu’il faudra combattre du côté du « mur de l’argent ». On a bien vu, au cours du mouvement sur les retraites, émerger ce besoin de contre-expertise, pour convaincre l’opinion soumise à la propagande libérale qu’il était possible de financer le système par répartition et donc de préserver ses valeurs de solidarité. Il n’est pas possible de s’opposer à une contre-réforme si l’on ne dispose d’aucun argument pour réfuter la doxa libérale selon laquelle « il n’y a pas d’alternative ».

Notre hypothèse stratégique devrait plutôt reposer sur ce principe : c’est en se battant résolument pour des revendications justes (mais qui n’ont pas pour autant un contenu anti-capitaliste intrinsèque), en affrontant les résistances et les sabotages, que l’on peut faire émerger un point de vue anti-capitaliste de masse, la compréhension qu’il faut remettre en cause radicalement le mode de fonctionnement du capitalisme pour obtenir la satisfaction de droits élémentaires : droit à l’emploi, droits à la santé, etc. Ce n’est pas en demandant la lune que l’on convaincra mieux les travailleurs d’entrer en mouvement, c’est plutôt en désignant les obstacles concrets et réels qui s’opposent à la pleine satisfaction de leurs revendications.

Le second postulat révolutionnariste est celui de l’instantanéité. Certes, le travail de propagande révolutionnaire est une œuvre de longue haleine. Mais vient un moment où il aboutit : c’est alors la révolution qui fait basculer sans transition dans une autre société et une autre économie. Ce schéma est dépourvu de vraisemblance car il repose sur l’hypothèse d’une brusque inversion des rapports de force idéologiques et politiques. Le scénario que l’on peut imaginer est assez différent : il commence par l’accession au pouvoir d’un gouvernement qui prend immédiatement des mesures de transformation sociale. S’ouvre alors une période d’affrontement où vont s’opposer la résistance des dominants et la volonté des dominés de défendre et étendre les premières mesures de transformation sociale. C’est au cours de cette phase qu’apparaît la nécessité d’aller plus loin, et de remettre en cause les principes fondamentaux du système. Telle est sans doute l’hypothèse stratégique fondamentale : des réformes réellement anti-libérales ne peuvent être pérennisées que par des mesures anti-capitalistes.

Une stratégie européenne d’extension (…)

Les conditions de l’alternative

La partie difficile de toute démarche programmatique n’est donc pas tellement l’énoncé des mesures à prendre, mais la définition des politiques permettant de neutraliser les comportements d’obstruction, de rétorsion, voire de sabotage auquel un projet de transformation sociale aurait à faire face. Il est illusoire en effet de penser que l’on pourrait y échapper en trouvant des modalités habiles d’atteindre le but recherché. On peut imaginer les moyens les plus sophistiqués et détournés d’augmenter les salaires et les dépenses sociales, mais le patronat sait compter : il s’opposera par exemple à toute augmentation des cotisations sociales, que celle-ci passe par une hausse des taux ou par un élargissement de l’assiette. Il n’y a au fond qu’un seul moyen d’éviter ce face-à-face, c’est de renoncer au changement. Et cela permet d’ailleurs de comprendre le paradoxe du social-libéralisme. Encore une fois, son incapacité à réaliser de vraies réformes ne s’explique pas tant par une absence de marges de manœuvre, mais par le refus d’un affrontement qu’il n’est pas prêt à assumer.

La cohérence de ce projet ne découle pas d’une acceptation des lois du capitalisme néo-libéral. Elle repose au contraire sur une rupture radicale articulée avec ces principes. Radical, cela veut dire aller à la racine des choses, en situant correctement les sources du chômage et de l’insécurité sociale au cœur même du rapport capital travail. Il faut pour cela remettre en cause les deux grands tabous que sont la répartition actuelle des revenus et le droit de propriété capitaliste.

L’augmentation des salaires et des revenus sociaux ne peut se faire qu’au détriment des rentes financières. L’interdiction des licenciements ne peut se faire qu’en remettant en cause le libre arbitre patronal. Le passage aux 32 heures sous contrôle des travailleurs ne peut se faire qu’en opposition frontale à l’intensification et à la précarisation du travail. Si le gouvernement de la gauche plurielle avait pris des mesures significatives dans chacun de ces domaines, au lieu de faire machine arrière au moindre frémissement des marchés, il aurait conquis un électorat populaire qui aurait eu l’impression de voir ses intérêts défendus. De telles avancées auraient délégitimé l’Europe réactionnaire de Maastricht et Amsterdam et auraient permis la construction d’une autre Europe, fondée sur la satisfaction des besoins sociaux. Le repli réactionnaire sur une conception vichyste de la Nation aurait été vidé de toute crédibilité en tant que méthode de résistance à la régression sociale.

Les marges de manœuvre existent. Ce qui fait problème, c’est la capacité politique de les rendre disponibles. Dit autrement la viabilité économique d’un programme alternatif réside dans une modification radicale de la répartition des revenus. Mais celle-ci va évidemment susciter des résistances de la part des couches sociales, étroites mais puissantes, qui bénéficient de la répartition actuelle. On peut même décrire le capitalisme contemporain comme dominé par un arbitrage entre croissance, emploi et chômage, d’une part, et répartition des revenus de l’autre. Cette proposition est étayée par la comparaison des pays européens sur la dernière décennie : ceux où la part des salaires s’est stabilisée ou a même légèrement augmentée ont connu un taux de croissance supérieure à ceux où la part des salaires baissait.
(…)

… tout projet de transformation sociale doit évaluer soigneusement le degré d’affrontement nécessaire pour faire passer son programme. C’est de ce point de vue qu’il faut principalement en évaluer la pertinence : celle-ci ne dépend pas principalement de l’argumentation technique portant sur les outils à utiliser. Bien des débats qui parcourent le mouvement social ne sont pas aujourd’hui exempts de l’illusion selon lequel il existerait des mesures habile qui pourraient servir de substitut à l’affrontement social. La question du financement de la Sécurité sociale est représentatif de ce travers : parmi les propositions avancées, beaucoup s’accompagnent de l’idée fausse selon laquelle certaines modalités permettraient de se dispenser d’un tel affrontement. Il serait par exemple plus facile de taxer les revenus financiers que d’augmenter les salaires ou les cotisations. Il faut ensuite se donner les moyens préalables de ne pas sombrer dans les expériences sociales-libérales qui se couchent devant les « contraintes économiques » au moindre froncement de sourcil de la bourgeoisie en refusant de faire appel au soutien populaire.
Mais on ne peut pas non plus s’en tenir à annoncer à l’avance la nécessité de ce soutien. Après tout, les masses n’ont pas une propension spontanée à descendre dans la rue et il faut tenir compte de la dialectique particulière de mobilisation sociale. Elles ne sont pas prêtes à se battre pour des mesures à venir ou dont elles ne perçoivent pas l’effet immédiat. D’où la nécessité de mesures d’urgence, prises dans les premières semaines d’exercice du pouvoir, qui changent concrètement la vie de la majorité. Dans la période d’affrontement qui est alors ouverte par la bourgeoisie, le point d’appui est le soutien à ces mesures déjà prises, et aux effets perceptibles. Il s’agit donc de la construction rapide d’une nouvelle légitimité sociale, fondée sur la satisfaction des besoins sociaux les plus urgents, et qu’il faut défendre contre les opérations de résistance et de sabotage des possédants. Les mesures prises doivent être conçues pour isoler cette couche sociale étroite.

Cette perspective de rupture radicale synthétise les enseignements des luttes sociales et des expériences gouvernementales avortées des dernières années. Il faut la faire fructifier, l’ancrer encore mieux, en évitant une double tentation : celle de le galvauder en prenant au sérieux le mimétisme des caméléons sociaux-libéraux, et celle de mettre le programme sous cellophane pour en préserver la pureté révolutionnaire. Un tel projet de transformation sociale doit devenir, dans les élections et les luttes, la référence et l’expression de celles et ceux qui veulent vraiment changer cette société, qui en a vraiment besoin. C’est autour d’une telle cohérence que doit se construire la gauche radicale face à un réformisme sans réforme qui ne réussit au mieux qu’à préparer le terrain aux « réformes » libérales.